Par Yves Morel.
« La Constitution de 1958 de la Ve République, strictement gaullienne, avait artificiellement et temporairement limité, dans une bonne mesure, les effets nocifs des divisions. Elle avait fait du président un monarque élu et omnipotent durant son mandat, s’appuyant sur une majorité de députés réduits au rôle de godillots. »
Si Michel Barnier a été le plus éphémère des Premiers ministres de la Ve République, la France a connu bien d’autres ministères fugaces. La monarchie n’a qu’exceptionnellement connu cette situation. Les cas les plus mémorables restent les ministères Gérard (juillet-novembre 1834), Maret (10-18 novembre 1834), et Mortier (novembre 1834-mars 1835), confiés à des médiocres par un Louis-Philippe désireux de ne pas partager son pouvoir exécutif avec de fortes personnalités qui eussent pu acquérir la prééminence. Il est vrai qu’il ne s’agissait plus de la monarchie d’Ancien Régime, sous laquelle il n’existait pas de gouvernement au pouvoir distinct de celui du roi, mais d’une monarchie constitutionnelle en lequel le souverain devait partager l’exécutif avec un homme politique issu d’une majorité parlementaire. Ces choix, par Louis-Philippe, de ministères qui ne pouvaient durer et dirigés par des hommes sans intelligence politique (et non, comme outre-Manche, par le chef du parti majoritaire à la Chambre basse), montrent d’ailleurs l’inadaptation à notre pays de ce régime parlementaire peu ou prou imité de celui de la Grande-Bretagne et, de surcroît, marqué par l’esprit révolutionnaire.
Un situation devenue fréquente en République
La IIIe République confirma d’ailleurs cette inadaptation de notre pays au système parlementaire bien compris. Mais qui se souvient de ces très éphémères ministères Freycinet (janvier-juillet 1882), Duclerc (août 1882-janvier 1883), Fallières (janvier-février 1883), Brisson (avril-décembre 1885 et juin-octobre 1898), Rouvier (mai-décembre 1887), Dupuy (novembre 1898-juin 1899), Monis (mars-juin 1911), qui durent leur apparition fugitive puis leur fin rapide à l’émiettement de la représentation nationale en partis continuellement rivaux les uns des autres, les effets négatifs de cette rivalité étant encore aggravés par des querelles de clans ? Et les autres gouvernements de cette même période ne durèrent jamais le temps d’une législature : le plus long, celui de Jules Méline, dura 2 ans et 2 mois (du 29 avril 1896 au 28 juin 1898). Par la suite, les politiciens de la IIIe République accouchèrent de ministères qui battirent encore des records de brièveté. Citons le très inutile ministère François-Marsal (8-14 juin 1924), dernière et ridicule manifestation de la résistance de Millerand au Cartel des Gauches, les incroyables modèles que furent les ministères issus de ce dernier : Herriot (juin 1924-avril 1925 et 19-21 juillet 1926), Painlevé (avril-novembre 1925), Briand (novembre 1925-juillet 1926), puis ceux nés de sa résurrection : Herriot (juin-décembre 1932), Paul-Boncour (décembre 1932-janvier 1933), Daladier (janvier-octobre 1933), Sarraut (octobre-novembre 1933), Chautemps (novembre 1933-janvier 1934). Dans l’intervalle, les Français eurent un premier gouvernement Chautemps (21-25 février 1930), contraint de démissionner quatre jours après sa formation en raison de la rancune de Tardieu qui, ayant été renversé à l’initiative de Chautemps, refusa à ce dernier la participation de la droite (dont il était alors l’homme fort) à son ministère, lequel, du coup, ne disposait pas de majorité à la Chambre des Députés. Ils connurent également un ministère Steeg (13 décembre 1930-22 janvier 1931), renversé après quarante jours d’existence sur une question relative à l’agriculture. Et, par la suite, ils virent un Fernand Bouisson diriger lui aussi un ministère de quatre jours (1er-4 juin 1935).
L’après-guerre vit le retour de cette valse délétère. Il y eut d’abord les deux constituantes (avril 1945-juin 1946) et les gouvernements provisoires auxquelles elles donnèrent lieu : après la démission de De Gaulle, les ministère Gouin (janvier-juin 1946), puis Bidault (juin-décembre 1946), puis, après l’adoption de la constitution par référendum le 13 octobre 1946, et l’élection de la première assemblée législative (10 novembre 1946), un provisoire ministère Blum, en attendant, enfin, le démarrage des institutions de la IVe République (16 janvier 1947). Cette dernière, on le sait, se caractérisa par une instabilité ministérielle sans précédent. À l’exception du premier gouvernement d’Henri Queuille (septembre 1948-octobre 1949) et de celui de Guy Mollet (janvier 1956-mai 1957), tous les ministères durèrent moins d’un an. Et, comme sous la IIIe République, beaucoup se signalèrent par leur extrême brièveté. Le gouvernement d’André Marie, formé le 26 juillet 1948, se disloqua presque tout de suite après son entrée en fonction, en raison des graves désaccords qui opposèrent le ministre des Finances, Paul Reynaud, de droite, partisan de sévères économies budgétaires au ministre du Travail et de la Sécurité Sociale, le socialiste Daniel Mayer, soucieux de défendre les acquis protecteurs des salariés, et finit par éclater et démissionner dès le 28 août, son chef se révélant incapable de concilier ces divergences. Le deuxième cabinet Schuman, qui lui succéda le 5 septembre dut démissionner dès le 7 du même mois en raison de l’opposition de la SFIO et de l’UDSR à son programme politique. Le deuxième cabinet Queuille, investi par l’Assemblée le 2 juillet 1950, dut démissionner deux jours plus tard en raison de l’opposition des députés SFIO, laquelle le privait alors de majorité parlementaire. Le ministère Pflimlin, investi le 14 mai 1958, en pleine crise algérienne, se retira dès le 28, emporté dans le naufrage du régime.
On a glosé d’abondance sur les causes de cette instabilité : importance électorale du Parti communiste, aux principes opposés à la démocratie libérale, hostile au camp occidental, et pro-soviétique en cette période de guerre froide, et des gaullistes, hostiles à la Constitution de la IVe République, absence d’une grande formation politique décidée à défendre cette dernière et capable d’unir les Français, multiplicité de partis numériquement faibles, mutuellement rivaux, et, de surcroît, pour certains d’entre eux (Parti radical, Indépendants et Paysans, UDSR), grevés de luttes intestines et de querelles de tendances. Et cela dans une période d’opposition des blocs ouest/est et de guerres coloniales. Mais il existe une origine bien plus fondamentale.
Sa cause véritable : une absence de cohésion due à une conception partisane de l’unité nationale
En réalité, c’est l’absence d’un solide sentiment de cohésion nationale qui explique cette incapacité de notre peuple à reposer sur une assiette politique et institutionnelle stable. Chaque parti, chaque camp, se pose en représentant exclusif de l’identité nationale. Il en résulte une perception floue de celle-ci, et la croyance plus ou moins diffuse que la défense de cette dernière passe par la lutte contre un ennemi de l’intérieur incarné par le camp adverse : la droite pour la gauche, et vice versa. L’origine révolutionnaire de la France contemporaine, constamment célébrée par notre classe politique, prive nos compatriotes de la référence morale transcendante indispensable à l’assise éthique, politique, et même culturelle, d’une nation. La Constitution de 1958 de la Ve République, strictement gaullienne, avait artificiellement et temporairement limité, dans une bonne mesure, les effets nocifs de ces divisions. Elle avait fait du président un monarque élu et omnipotent durant son mandat, s’appuyant sur une majorité de députés réduits au rôle de godillots. Mais les alternances successives tant à l’Élysée qu’au Palais Bourbon (et donc à Matignon) et le puissant stimulant de contestation permanente constitué par l’effet de la bipolarisation de la vie politique ont eu raison de cette apparence de stabilité. Et, au terme de 66 ans de Ve République, après 8 présidents différents, 14 alternances législatives et 25 révisions constitutionnelles, la France est retombée, en pire, et dans un contexte dramatique tant au plan national qu’à l’échelle mondiale, dans la partitocratie des républiques précédentes. Et on ne voit pas quel Louis XVIII, ou quel Napoléon, ou quel De Gaulle, pourrait (momentanément) nous tirer d’affaire. ■ YVES MOREL
Yves Morel a publié La névrose française. Essai sur les causes de l’éternel malaise politique de notre nation, Dualpha,éd. 2022, et aussi La fatale perversion du système scolaire français, Via Romana, 2011.
Les articles d’Yves Morel sont toujours remarquables de pertinence et de rigueur. Merci à lui !
Excellent et édifiant récapitulatif. Merci pour cet article de JSF .