Par Charles de Meyer.
Il y a un mois à peine, Benjamin Blanchard, directeur général de SOS chrétiens d’Orient et grand connaisseur de la Syrie, me confiait combien il trouvait la situation détériorée dans le pays que dirigeait encore le président Assad. Le moral était au plus bas, la situation économique et sociale encore plus déplorable qu’au plus fort de la guerre civile et l’émigration sur toutes les lèvres.
Nul ne songeait vraiment que les hommes de Mohammed al-Joulani pourraient emporter cinquante ans de baasisme en une semaine. Mais l’observateur régulier voyait bien que la situation était impossible : quinze ans de guerres, de sanctions internationales, de rodomontades et de privations ne pouvaient rester sans lendemain. Fabrice Balanche, universitaire très respecté et excellent connaisseur de terrain du pays, expliquait d’ailleurs, conférence après conférence, que les lendemains ne chanteraient pas pour le sérail damascène.
Aujourd’hui, en Syrie, tout a changé. Ceux qui étaient hier reconnus comme une organisation terroriste apparaissent désormais aux côtés des diplomates occidentaux, engagent des discussions internationales et s’apprêtent à bénéficier de subsides internationaux dont Damas était privé depuis 2011. La reconstruction du pays, qui était interdite de facto par tous les bailleurs européens, est désormais possible. Assad est parti et les descendants de Jabat Al Nosra ont décidément fait du bon boulot puisqu’ils sont les interlocuteurs de CNN, de la BBC, de cohortes de diplomates accourant figurer au tableau de l’histoire en construction.
La fulgurance de l’attaque guidée par les hommes du nouveau maître de Damas a entraîné avec elle un enthousiasme suspect, précipité et imprudent. Comme si les nations occidentales n’avaient pas appris de leurs erreurs et recommençaient à fantasmer des déradicalisations express pour inventer ailleurs des figures de héros qu’elles ne parviennent plus à engendrer chez elles. Héros celui qui fut de tous les coups jihadistes au Moyen Orient pendant des décennies ? Qui travailla pour les pires barbares ? Le doute est très permis. Comme le crédit de ceux qui expliquaient hier encore que la rébellion syrienne n’avait rien à voir avec les groupes islamistes et qui se félicitent désormais de leur accession au pouvoir.
Un enthousiasme suspect, précipité et imprudent
Il faut noter que le gouvernement intérimaire en Syrie suit pour le moment un agenda très policé, évitant les sujets qui fâchent, les sourates qui dérangent et les souvenirs jihadistes. Opération de séduction ? Nouvelle sagesse de ceux qui ont trop combattu pour ne pas interroger leurs convictions ? Les divinateurs de plateaux se risquent à toutes les conjectures pour expliquer les derniers événements. Reste que les défis du nouveau pouvoir sont immenses : diriger la Syrie n’est pas la même chose que gouverner la ville d’Idlib et assurer la protection de toutes les composantes de la mosaïque syrienne exigera bien mieux que des mots.
Certains osent d’ailleurs toutes les grossièretés, évoquant la vie paisible des chrétiens qui subissaient le joug islamiste à Idlib ou s’émerveillant d’avance de l’inclusion des minorités dans les plans de la Syrie nouvelle. Les stipendiés des chancelleries y vont de leurs prêches, annonçant que tout cela devait advenir, et que les églises syriennes avaient eu bien tort de ne pas embrasser les révolutions arabes. Il fallait être sur le terrain en Syrie pour comprendre profondément les drames qui se nouaient là-bas, et qui s’y noueront d’ailleurs demain, quand les feux seront éteints, les caméras parties et les problèmes toujours là, au milieu d’un peuple accablé. Prions pour la Syrie. ■ CHARLES DE MEYER
Article précédemment paru dans Politique magazine.