
« Il m’est arrivé par instants de penser, peut-être de dire tout haut : s’il faut un régime autoritaire pour sauver la France, soit, acceptons-le, tout en le détestant .» Raymond Aron. Cité en conclusion de cet article.
LECTURE – Avec ses Voyages dans l’histoire de France, publiés chez Perrin, Guillaume Perrault, rédacteur en chef au Figaro, propose 15 grands récits alliant érudition et rigueur scientifique. Un livre précieux qui devrait ouvrir quelques horizons au personnel politique.
Normalien, agrégé et docteur en histoire, Pierre Vermeren est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages remarqués, comme « La France qui déclasse. De la désindustrialisation à la crise sanitaire » (Tallandier, « Texto », 2020) et « L’Impasse de la métropolisation » (Gallimard, « Le Débat », 2021).
« Faire de l’histoire, c’est profaner la « conjuration des imbéciles » qui tente de trafiquer le passé au service de basses œuvres idéologiques. » Pierre Vermeren
Guillaume Perrault, journaliste et historien bien connu des lecteurs du Figaro, présente, dans un livre de poche qui vient de paraître, une sélection de 15 grands récits d’histoire de la France moderne et contemporaine. Ces textes ont été publiés en version courte dans les pages du Figaro à l’occasion d’anniversaires ou d’événements qu’il était utile d’éclairer par le recours à notre histoire. Les récits présentés dans ce livre sont donc substantiellement augmentés par rapport à leur version initiale, la contrainte spatiale de presse ayant disparu. Ils n’en sont que plus riches et passionnants eu égard aux sujets choisis.
Dans une brève introduction, l’historien du Figaro, habituellement très réservé, livre la manière dont, depuis l’enfance, il a découvert l’histoire – par sa famille, par l’école et par les livres -, ce qui a déterminé sa passion pour cette discipline devenue le principal champ d’action de sa vie intellectuelle. Guillaume Perrault est un très fin connaisseur du XIXe siècle – qu’il enseigne à l’IEP de Paris -, dont il a parcouru l’abondante littérature historique et politique, mais aussi tant de ses archives.
La connaissance de ce siècle est assez rare de nos jours pour être louangée, car notre modernité politique et intellectuelle semble tout entière forgée dans ce siècle par trop méconnu. Programme d’histoire des collèges et lycées, des classes préparatoires, des facultés d’histoire et des IEP s’époumonent sur la Deuxième Guerre mondiale et sur la guerre froide, quand les sources de nos impuissances nationales et de nos batailles rangées dorment dans l’histoire du siècle qui nous a projetés dans la modernité politique. Alliant érudition et rigueur scientifique, Perrault l’éclaire de surcroît par le XVIIIe siècle, qui a pensé et construit par les mots ce qui est advenu au siècle suivant.
Hystérisation de la vie politique quotidienne de la France, guerre civile permanente menée par une gauche avide de la révolution d’après, fuite en avant dans l’endettement matinée d’étatisme et de réformes toujours repoussées (de la Régence à Macron), pusillanimité – sauf exception d’envergure – de nos dirigeants politiques, aveuglement et esprit de jouissance des élites aveugles à la montée des périls, le tout allié à une exceptionnelle faculté à produire de l’idéologie et des idées politiques, tout nous ramène au présent. Hélas, notre classe politique se condamne à tourner en rond, depuis qu’elle a remplacé la connaissance de l’histoire et des humanités par le droit. Puisse ce précieux petit livre lui ouvrir quelques horizons. Prenons quelques cas.
La guerre de Gaza fait rage depuis le 7 octobre 2023. Guillaume Perrault ne nous rappelle pas seulement que Bonaparte y mena une terrible expédition sur le chemin de Damas contre les Ottomans. Il dévoile notre incapacité ancienne à affronter la montée des périls quand ils se présentent, tâche dévolue à de rares sentinelles intellectuelles (Aron) ou politiques (de Marie-Antoinette à Pompidou, en passant par Daladier).
Il historicise la passion antisémite mortifère qui vient de prendre en écharpe une partie de l’extrême gauche, en dévoilant la généalogie ancienne d’une passion politique moderne qui communie dans l’anticapitalisme et l’antilibéralisme (tant politique qu’économique). « Dans cinquante ans, la France sera juive », écrivait George Sand en 1857, elle qui avait financé la Revue sociale, organe naissant de la nouvelle idéologie. « La haine du juif et de l’Anglais doit être notre premier article de foi politique », écrivait Proudhon – ce Marx national – dès 1847 dans ses Carnets personnels.
Guillaume Perrault porte la plume là où saignent les vérités interdites par la doxa française, vérités aujourd’hui connues, documentées et établies, mais que les idéologies de notre modernité politique interdisent non seulement de professer et d’enseigner, mais simplement de reconnaître et de débattre dans l’espace public. Car nous sommes prisonniers de l’esprit de système manichéen forgé à la Révolution : le bien et le mal, le rouge et le noir, la gauche et la droite, l’ombre et la lumière… Ainsi que du massacre des 170 000 paysans vendéens en 1793-1794 (hommes, femmes, enfants et vieillards), au regard duquel celui survenu à Gaza depuis quinze mois est (heureusement) bien moindre.
Mais quoiqu’il ait frappé bien plus de militaires que de civils, ce dernier est proclamé « génocide ». Or la doxa nous somme de ne pas utiliser les termes d’antisémitisme et de génocide avant leur invention, même si leur réalité historique est constituée ! Soudain, l’idéologue militant fait un usage historique scrupuleux de mots qu’il galvaude à dessein dans le présent !
Faire de l’histoire, c’est profaner la «conjuration des imbéciles» qui tente de trafiquer le passé au service de basses œuvres idéologiques. C’est aussi conjurer les périls et remédier à nos maux. Fidèle à sa deuxième institution, Guillaume Perrault ne manque pas d’évoquer la figure d’Émile Boutmy, le fondateur de Sciences Po – dont l’image a été récemment ternie -, alors que son fondateur a réformé et instruit l’élite étatique française après le fiasco de Sedan face à la Prusse. Il présente en fin de livre son plus brillant professeur – et commentateur assidu de l’actualité au Figaro -, Raymond Aron, dont on découvre l’estime et la rivalité qui le liaient à de Gaulle.
« Quel gouvernement pouvait sortir de la compétition entre des partis qui se perdaient dans des intrigues parlementaires et qui refusaient d’ouvrir les yeux ? Baisse de la natalité, baisse de la production, effondrement de la volonté nationale…», écrit Raymond Aron au seuil de son existence (il est mort en 1983). En revenant sur ces années 1930 qu’il a vécues, ne semble-t-il pas anticiper notre situation présente ? On ne saurait l’espérer, car Guillaume Perrault relève la « stupéfiante franchise » de l’intellectuel qui ajoute : « Il m’est arrivé par instants de penser, peut-être de dire tout haut : s’il faut un régime autoritaire pour sauver la France, soit, acceptons-le, tout en le détestant .» Quand on vous dit que le passé éclaire le présent. ■ PIERRE VERMEREN
Accepter un régime autoritaire? Lequel? Celui de Hitler, de Staline, de Mao, le mien?
Tous les historiens savent qu’aucun régime autoritaire ne s’est assoupli de lui-même, et qu’il a toujours fallu » du sang, de la sueur et des larmes » pour en venir à bout quand l’heure de son court effet positif est passée.
Alors pourquoi prêcher la lâcheté et attendre pour verser la sueur nécessaire? Le fantasme de l’homme providentiel, de la machina qui contiendrait un deus?
Vous ne distinguez pas entre autorité et tyrannie. D’autre part, il y a dans l’histoire, des périodes où le sang, la violence, les tueries, la terreur sont le quotidien d’une société à tel point qu’il convient d’en sortir par des actes d’autorité retrouvée que d’ailleurs les populations dans ces cas-là, appellent de leurs vœux les plus instants.
Chère Anne, permettez-moi de relever un propos qui ne me semble pas avoir été suffisamment réfléchi… Et ce propos se trouve être celui que tous les commentateurs se partagent et tous les politiques également. Le propos tourne autour de «les peuples veulent» ou encore «ce que veulent tous les Français», «la grande majorité des Français veulent», etc. Comment se fait-il donc que tout le monde est persuadé pouvoir parler au nom du peuple ?
Cela peut se faire au nom de ce que j’appellerai le «principe démocratique».
Comme nous vivons sous ce régime (formellement et définitivement «autoritaire»), chacun des «citoyens» appartenant au «peuple», évidemment, s’estime donc fondé à savoir très exactement ce que «veut» le peuple, puisque, en régime démocratique tout membre du peuple se conçoit fatalement comme le peuple lui-même et, par conséquent, ce qu’il veut individuellement, le peuple le veut. Il s’agit d’une parodie (d’ailleurs inconsciente) du cri de guerre «Dieu le veut» et de ce qui fonde la vie d’une nation régulière : «si veut le Roi, si veut la Loi».
Au début du XIXe siècle, on connaît des réflexions intermédiaires, imposées par l’aberration de ce que la Révolution laissait prévoir à tout esprit réfléchi ; c’est ainsi qu’il est apparu à Hegel, entre autres, que «le peuple ne sait pas ce qu’il veut», ce qui, à un certain point de vue, coule évidemment de source. Cependant, face aux développements aberrants des aberrations révolutionnaires, républicaines, démocratiques et, par continuité idéologique, militaires et policières, on ne peut qu’imaginer que ceux qui s’y trouvent soumis voudraient bien ne plus l’être. Alors on se donne l’illusion de savoir soi-même, aberrant citoyen que l’on est, ce que l’on voudrait bien et, par suite apparemment logique, on en vient à se faire soi-même l’idée générale du peuple auquel on appartient – en effet, mais comme particulier – et l’on se persuade de bien savoir ce que «peuple veut».
C’est un étrange effet que cette absolue démocratisation de la Volonté, qui se trouve élevée ainsi à un degré de quasi absolu.
À moins qu’il ne faille se demander si ce qui apparaît comme un étrange effet ne serait pas, plutôt, la funeste cause de celui-ci, comme si l’on était parvenu au terme du «matérialisme dialectique» produisant la confusion parfaite entre tous les termes de toutes les contradictions conjointes, jusqu’au point anarchique ultime de la déflagration, résumée dans l’invraisemblance de ce sophisme de Léo Ferré : «Le désordre, c’est l’ordre, moins le pouvoir.»
Cher David,
Peut-être est-ce que nous ne parlons pas du même peuple.
Le peuple dont Saint-Louis parle à son fils (Tiens le peuple en faveur et amour) ou bien Philippe Auguste, quand il s’adresse aux Français ou bien encore Henri IV, Louis XIV, quand il écrit sa lettre au français avant Denain…Etc. et le peuple au sens post révolutionnaire simple juxtaposition d’individus administrés ce sont peut-être deux « concepts » et deux réalités différentes. (peuple organique / inorganique).
Je ne développe pas davantage. Mais je pense que l’assentiment des peuples à l’œuvre des rois ne peut pas faire défaut bien longtemps sans grands dommages.
Qu’en dites-vous ?
Chère Anne, hier, j’avais fait une réponse à votre «qu’en dites-vous?» et je m’aperçois, ce matin, qu’elle n’est apparue nulle part… Mauvaise manipulation de ma part ou dysfonctionnement internetique ? Dans tous les cas, pfuuuiit !!! disparue.
Je ne me rappelle plus dans le détail ce que je vous disais alors, sauf que, pour ma part, outre les diverses acceptions du mot peuple – faisant que certains peuples pourraient ne pas tous répondre à la même –, je voulais surtout souligner les grotesques, goujates et – au fond – méprisantes prétentions modernes des politiques et commentateurs qui ressassent à l’envi les creuses formules «le peuple veut», «ce que les Français veulent», exactement comme si ces misérables commentateurs avaient été commis à avoir su «sonder les reins et les cœurs» (d’ailleurs, ils aiment bien se gargariser de cette formule toute biblique, et ce, en toute laïcité, comme de bien entendu)… Il est odieux d’entendre ces pignoufs savourer leur propre parole comme si elle était directement tirée d’une espèce d’«évangile du peuple» dont ils seraient les scribes, eux seuls et obligatoirement autorisés.
Et puis, mon commentaire d’il y a deux jours débordait sur quelques autres choses, conséquentes ou subséquentes, dans lesquelles le propos principal venait malencontreusement à se dissoudre, si bien que celui-ci pouvait entrer en confusion avec d’autres considérations.
En bref, je suis bien d’accord avec vous et on pourrait résumer la distinction entre peuples par, d’une part, les SUJETS DU ROI, de l’autre, les «citoyens (plus ou moins) imposables sur le revenu»…
Cher David, merci de votre réponse et de votre patience à mon endroit dont je ne veut pas abuser. Toutefois j’ai comme l’impression que votre opposition entre sujet et citoyen ne résout pas la question. C’est qu’il y a aussi deux types de citoyens. Je ne vois pas beaucoup de rapports entre un citoyen d’Athènes ou un citoyen romain ou encore les consuls et les grands citoyens qu’invoque Mistral et le citoyen, prétentieux, racaille et sanguinaire, des journées d’octobre. Le sujet du roi, c’est ce qui me semble, peut être aussi un grand citoyen.
Ne vous croyez pas obligé de me répondre si vous trouvez que j’exagère et que ce que j’écris là ne sont que des bavardages de bonnes femmes.
Chère Anne, vous répondre permet de clarifier ses propos. En l’occurrence, pour ceux qui nous occupent, lorsque j’écris «citoyen» je me réfère à la conception révolutionnaire de celui-ci, opposée à celle du «ci-devant» et du «paÿs». Proprement, d’ailleurs, le «citoyen» est le ressortissant de la Cité et, par exemple, si cela peut valoir pour celles de l’Antiquité grecque (Athènes, Sparte…), pour celles de l’Italie plus récente (Florence, Mantoue, Venise), quand elles étaient indépendantes et pouvaient alors sensiblement répondre à la notion platonicienne de «République», le terme n’a plus du tout la même valeur après 89 ; et la valeur qui s’impose à nos conversations est celle révolutionnaire, tout comme le mot «république» n’a plus aucun sens premier mais se trouve désormais réduit à son état second de morale élastique.
La notion de «sujet du roi», notion assez typiquement française, est douée d’une authentique signification «anthropologique» (ainsi dit, pour faire plaisir aux sociologues) – voire «ontologique» ! –, ce qui n’est nullement le cas pour celle du «citoyen», ce dernier se définissant tel par contraste avec le «métèque» (ou inversement, mais cela revient au même).
Le Roi, selon son bon vouloir («si veut le Roy, si veut la Loi», pouvait-on encore répéter 7 siècles après l’abbé Suger), était en mesure d’ADOPTER n’importe qui et, ainsi, de l’accueillir comme SUJET (héritage quasi antédiluvien de la caste des guerriers-chasseurs-chanteurs nomades).
Pour ma part, je tiens expressément à marquer la différence, d’autant plus que l’«évolution» socio-politique a bel et bien transformé l’idée de «Cité» en une autre, réduisant l’humain non plus même à la distinction entre «citoyen et métèque» mais entre «urbains et ruraux», entre «bourgeois et pèquenots», en le spectacle ferroviairement abruti et présidentiel de «ceux qui sont tout et ceux qui ne sont rien»… Lorsque je me refuse à accorder quelque titre de valeur que ce soit à la notion de «citoyenneté», c’est pour marquer la différence essentielle entre l’«animal-machine» rationalisé par Descartes et le «très-chrétien, franc [sujet du] Royaume de France» – d’après la complainte de Charles d’Orléans dont je souffre tant la mélancolie de me répéter quelquefois les prime et ultime strophes (mais il faut se dire la quelquefois intitulée «Complainte de France» tout entière) :
«France, jadis on te souloit nommer,
En tous pays, le trésor de noblesse,
Car un chascun povoit en toi trouver
Bonté, honneur, loyauté, gentillesse,
Clergie, sens, courtoisie, proesse.
Tous estrangiers amoient te suir.
Et maintenant voy, dont j’ay desplaisance,
Qu’il te convient maint grief mal soustenir,
Trescrestien, franc royaulme de France !
[…]
Et je, Charles Dduc D’Orléans, rimer
Voulut ces vers, ou temps de ma jeunesse ;
Devant chascun les veueil bien advouer,
Car prisonnier les fis, je le confesse ;
Priant à Dieu, qu’avant qu’aye vieillesse,
Le temps de paix partout puist avenir,
Comme de cueur j’en aiyla désirance,
Et que voce tous tes maulx brief finir,
Trescrestien, franc royaulme de France !»