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« Depuis un demi-siècle, tout ce qui a transformé la France et la vie des Français, par la plus grande dépossession de leur histoire, s’est décidé hors des urnes«
TRIBUNE – Dès la Révolution, la période de la Terreur a forgé la méfiance ontologique des élites françaises envers un peuple réputé dangereux, souligne l’historien*. Une tendance que la fermeture de C8 et de NRJ12, chaînes parmi les plus regardées de la TNT, vient confirmer de façon éclatante.
* Normalien, agrégé et docteur en histoire, Pierre Vermeren est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages remarqués, comme « La France qui déclasse. De la désindustrialisation à la crise sanitaire » (Tallandier, « Texto », 2020), «On a cassé la République : 150 ans d’histoire de la nation» (Tallandier, 2020) et « L’Impasse de la métropolisation » (Gallimard, « Le Débat », 2021).
« Dès la Révolution, la période de la Terreur a forgé la méfiance ontologique des élites françaises envers un peuple réputé dangereux. » Pierre Vermeren
Des atteintes aux libertés publiques et privées sont régulièrement commises par les pouvoirs publics français : justice zélée pour empêcher le favori de la présidentielle de concourir ; enfermement général de la population à l’occasion du Covid – dont le contre-exemple suédois a démontré l’inutilité – ; incarcération d’un policier pendant des mois pour un homicide commis dans l’exercice de ses fonctions dont il fut relaxé, etc. La fermeture en cours de deux chaînes de télévision parmi les plus regardées de la TNT est la dernière en date. Cette décision autoritaire est moins une innovation que la confirmation d’un fait établi aussi vieux que notre régime : les élites républicaines françaises n’ont jamais été libérales ni démocrates.
La chose peut paraître contre-intuitive au pays des droits de l’homme, de la Révolution et de la République. Mais le mouvement libéral des Lumières, qui a porté ces grandes idées du XVIIIe siècle à la victoire politique, s’est fracassé sur le mur de la Terreur et la guerre civile. Omniprésente dans les têtes au XIXe siècle, cette tragédie a forgé la méfiance ontologique des élites françaises envers un peuple réputé dangereux et sanguinaire. Et ce, quand bien même il ne fut que l’auxiliaire des bourreaux, et surtout leur victime. C’est une moyenne bourgeoisie ivre de sa nouvelle toute-puissance qui a peuplé le Comité de salut public et le Tribunal révolutionnaire, qui a manié la guillotine et ordonné le massacre des Vendéens.
La réaction thermidorienne a mis fin à la Grande Terreur, mais les violences n’ont pas cessé avant l’été 1795, sans évoquer la chouannerie. En 1799, le Premier consul, continuateur et sauveur de la Révolution, forge l’appareil judiciaire français toujours en vigueur. Comme enseigné depuis des générations en faculté de droit, si la France possède deux ordres de juridictions, le judiciaire et l’administratif – aberration liberticide aux yeux des Anglo-saxons -, c’est parce que Napoléon a voulu protéger l’État, ses dirigeants et ses fonctionnaires, des menées du peuple.
La récente décision du Conseil d’État, qui trône au sommet de l’ordre administratif, est conforme à sa mission historique. Sa validation de la suppression de deux chaînes de télévision populaires était écrite : jugées populistes, donc dangereuses, par des élites unanimes, leur sort avait été instruit au Parlement, scellé par une autorité administrative et justifié par des médias publics, tous démembrements de l’État. Nul doute que le lien, pourtant direct, entre ces faits et le discours de Munich du vice-président américain Vance – qui évoqua la censure en Europe – soit mentalement impossible à établir dans le cerveau de nos dirigeants.
Nul besoin de regarder ces deux chaînes aux millions de téléspectateurs – l’auteur de ces lignes ne regarde pas la télévision – pour comprendre que leur interdiction signe un réflexe de classe. Au XIXe siècle, la garde nationale, puis la troupe, étaient envoyées pour mater manifestations, grèves et révoltes populaires, parfois au prix de centaines – voire de milliers de morts -, afin de rétablir l’ordre et prévenir la subversion. La violence de masse des deux guerres mondiales a brutalement pacifié nos mœurs politiques ; mais les préventions envers le peuple n’ont pas régressé. Elles ont muté.
Au XIXe siècle, la bourgeoisie était libérale sous la Restauration puis sous le second Empire. Ces régimes autoritaires économiquement libéraux lui ont permis de s’enrichir. Pourtant, en 1914, les écarts de richesses entre les Français étaient les mêmes qu’en 1789. Grâce à la révolution industrielle, la richesse globale des Français a progressé au XIXe siècle, ainsi qu’espéré par les révolutionnaires : mais nul dirigeant ne songea à résorber les écarts de niveau de vie entre l’étroite bourgeoisie et le peuple, ces 80 % à 90 % de paysans, d’ouvriers et de boutiquiers.
La bourgeoisie libérale finit par imposer la République à partir des années 1880. Sa grande affaire fut d’éduquer le peuple pour le « civiliser », l’éloigner de sa violence « atavique » et l’arracher des mains de l’Église. Des choses contradictoires sortirent de cet agenda idéologique : l’éducation pour tous, qui, même assez courte, visait l’excellence ; la francisation du peuple, que paracheva l’institution militaire ; l’interdiction du vote pour les femmes pendant soixante-quinze ans, réputées trop proches des prêtres pour bien voter – ce déni de démocratie de plus en plus anachronique n’a été résorbé que par de Gaulle – ; la laïcisation méthodique de la société et du régime politique. Le demi-échec de ce long travail – mesuré au succès de l’enseignement catholique, majoritaire en 1905 -, imposa le brutal raidissement laïciste que l’on sait.
Les deux guerres mondiales imposèrent finalement dans la souffrance collective l’intégration des forces sociales et politiques tenues de concourir à la défense de la nation dans la République : catholiques, paysans, ouvriers et socialistes, droite monarchiste devenue nationale, armée et anciens combattants, femmes, puis communistes et cégétistes. Le Conseil national de la Résistance, dont le gaullisme et le pacte passé avec les communistes prolongèrent les effets jusqu’aux années 1960, a forgé le moment le plus démocratique de la vie politique et sociale française. Mais la vieille prévention contre le peuple demeurait.
L’effacement du mythe résistancialiste forgé par de Gaulle et cautionné par les communistes raviva l’ère du soupçon. Déjà, la construction européenne avait été conçue par d’étroites élites comme une machine destinée à contenir les passions nationales, voire à déconstruire les nations. Tant que de Gaulle imprima sa marque, le projet fut neutralisé. Mais, comme il l’avait prédit, la bourgeoisie libérale – qu’incarnèrent tour à tour Pompidou, Giscard d’Estaing ; puis Chirac – parvint à endiguer puis à corseter la souveraineté du peuple, au nom de l’ordo-libéralisme européen. En 1981, les bourgeois de gauche qui accèdent au pouvoir au nom du peuple, ne dérogent nullement à cette trajectoire. L’idée selon laquelle la liberté du peuple et la souveraineté nationale pouvaient conduire à Hitler – ce qui constitue un double mensonge historique, du fait que c’est l’état-major allemand, soutenu par l’industrie, qui a ouvert par la force le pouvoir à Hitler, et que le contexte des années 1930 n’est pas reproductible – conduisit les élites à s’affranchir ouvertement de la souveraineté populaire, rabaissée en populisme.
Depuis un demi-siècle, tout ce qui a transformé la France et la vie des Français, par la plus grande dépossession de leur histoire, s’est décidé hors des urnes. Certes, la consultation du peuple par des élections régulières s’est poursuivie. Mais le slogan « blanc bonnet, bonnet blanc » de la IVe République s’est mué en « pensée unique », alias « cercle de la raison ». Construction européenne, État de droit, gouvernement des juges, désindustrialisation, liquidation de l’agriculture paysanne, métropolisation, mort des villes moyennes, liquidation des grands services publics, déconstruction de l’école, endettement public, déficit commercial, chômage structurel, immigration de masse, laxisme judiciaire, dénationalisation des élites, financiarisation de l’économie, écologie punitive, lutte contre la voiture succédant au tout-voiture, déculturation de la jeunesse, abaissement de la France dans le monde, etc. : rien de tout cela n’a été voulu, voté ni validé par les Français, Maastricht excepté.
Or cela est advenu, sous la conduite de gens réputés pour leur extrême intelligence. Promesses et campagnes électorales se sont déconnectées des politiques publiques qui ont traversé les alternances et dénaturé les programmes annoncés. Si les élites politiques avaient gouverné le pays suivant les vœux du peuple souverain, ce qui constitue la promesse démocratique, la France serait-elle tombée si bas ? ■ PIERRE VERMEREN
Certes une analyse puissante de Pierre Vermeren mais je note chez des contempteurs qualifiés du mythe de la volonté générale une défense non seulement tactique et empirique du suffrrage universel mais encore une curieuse tendance (dérive ?) à invoquer quasi doctrinalement le suffrage universel. Certes l’opinion semble évoluer dans le bon sens. Mais de là à la magnifier quasi doctrinalement il ya un risque qui peut réserver des surprises (quid d’un referendum sur l’avortement ? sur le Mercosur ? sur la monarchie tant qu’on y est ? ou sur l’exclusion des femmes dans la dévolution de la courone, sur l’indépendance de la Nouvelle Calédonie, etc…etc
Il nous souvient de lointaines lectures que c’était le « suffrage universel appliqué à tout » qui était critiqué jadis par l’école contre-révolutionnaire. Et aussi de cette réflexion — de Maurras lui-même — selon laquelle il est des cas où le suffrage universel est quasiment infaillible. Il le serait aujourd’hui sur des sujets de forte évidence (l’insécurité, l’immigration) et non sur ceux que vous signalez, à juste titre, nous semble-t-il.
Ainsi, il nous paraît évident qu’il ne faut pas magnifier l’opinion doctrinalement, mais l’apprécier empiriquement, au cas par cas. Ce sont là des « points de doctrine » qui doivent être conservés, mais pas nécessairement rappelés en toute occasion.
La « puissante analyse » de Pierre Vermeren nous semble surtout révéler l’évolution des esprits aujourd’hui en cours, certes non achevée, mais allant — là encore « puissamment » — dans ce que nous croyons être le bon sens.
Si nous voulions que cette évolution aboutisse immédiatement, directement, aux conclusions qui sont globalement les nôtres, nous n’aboutions à rien, sans doute. « Marchons, et nous verrons Berre. » Cette formule du jeune Maurras nous paraît être d’une juste sagesse.