
« Ces propos permettent aussi d’occulter le régime autoritaire algérien, les aspirations à la liberté du peuple algérien et l’enfermement de Boualem Sansal. »
Entretien par Ronan Planchon.
Cet entretien faisant suite à la polémique déclenchée par les propos virulents et violemment antifrançais de Jean-Michel Apathie, est paru dans Le Figaro du 27 février. Pierre Vermeren les passe ici au crible de l’Histoire. Cet entretien n’appelle pas de commentaire sauf pour remercier Pierre Vermeren de rétablir ainsi, simplement, la vérité face à la rage de ceux qui n’ont de cesse d’abaisser, accuser, médire de la France.
ENTRETIEN – Sur RTL, Jean-Michel Aphatie a estimé que l’État français a commis en Algérie des «centaines» de massacres comme celui d’Oradour-sur-Glane. Sans nier les exactions commises, cette comparaison n’est pas pertinente, explique l’historien spécialiste du Maghreb.
Pierre Vermeren a récemment publié : « Histoire de l’Algérie contemporaine » (Nouveau Monde Éditions, 2022) et « Le Maroc en 100 questions. Un royaume de paradoxes » (Tallandier, « Texto », 2024).
« Jean-Michel Apathie souffle sur les braises de tensions intercommunautaires extrêmement vives »
LE FIGARO. – Sur les ondes de RTL, le journaliste Jean-Michel Aphatie a estimé que la France a eu des comportements similaires à ceux des nazis lors de son occupation coloniale en Algérie (« La France a fait des centaines d’Oradour-sur-Glane en Algérie » ). Sur le plan historique, cette comparaison est-elle pertinente ?
PIERRE VERMEREN. – Outre le fait que cette comparaison est inadaptée dans le contexte actuel, elle n’est pas pertinente historiquement. Les nazis ont mené une guerre idéologique – la guerre idéologique d’un régime totalitaire qui visait à « nettoyer » des territoires en Europe de l’Est, et à maintenir un ordre féroce à l’Ouest. Jean-Michel Aphatie sous-entend à travers cette déclaration que la guerre de conquête de l’Algérie était une guerre d’extermination. En réalité, c’était une guerre de conquête militaire, certes brutale, et qui a donné lieu à des violences incontestables.
Si on veut établir une comparaison historique pertinente, on peut rapprocher la guerre d’Algérie avec la guerre de l’armée napoléonienne en Espagne. Les mêmes officiers menaient le même type de guerre : du côté ennemi, une guerre de partisans et d’embuscades, et du côté français, une politique de la terre brûlée dans le but de détruire l’économie agricole, afin que les tribus se soumettent.
Le recours à la « reductio ad Hitlerum » produit un effet de blaste qui annihile toute pensée
Bien entendu, il y a eu des massacres lors de la conquête de l’Algérie. Parmi les plus notoires, les trois épisodes tragiques connus sous le nom des « enfumades », ayant chacun entraîné la mort de plusieurs centaines à plus d’un millier de personnes, ne peuvent pas être mis sur le même plan qu’Oradour-sur-Glane. Il ne s’agissait pas de populations civiles qui ont été volontairement anéanties par asphyxie, mais de combattants qui s’étaient réfugiés avec leurs familles dans les grottes du massif de Dahra. Ces épisodes ont donné lieu à une enquête parlementaire en Algérie, laquelle a débouché sur une instruction au Parlement français, puis par le rappel – en décembre 1847 – du général Bugeaud pour les exactions commises par ses officiers. En dépit de la mauvaise circulation de l’information à cette époque, l’information est remontée à Paris et des sanctions ont été prises, bien que tardivement.
Ce raccourci historique vise-t-il à instrumentaliser l’histoire ?
Le recours à la « reductio ad Hitlerum » produit un effet de blaste qui annihile toute pensée. Mais cela ne rend pas la comparaison historique pertinente. En 1944 à Oradour-sur-Glane, la division SS Das Reich était en train de perdre la guerre. Dans un acte de vengeance, elle a décidé de manière arbitraire de liquider toute une population civile. La comparaison avec une armée de conquête du XIXe siècle n’a donc aucun sens.
Les épisodes de l’Algérie coloniale sont instrumentalisés pour occulter d’autres phénomènes
Ce raccourci historique à visées idéologiques s’inscrit dans la tradition française depuis vingt-cinq ans : les épisodes de l’Algérie coloniale (la guerre de conquête, la colonisation et la guerre des colonisations) sont instrumentalisés pour occulter d’autres phénomènes, comme les violences du FLN ou la guerre civile des années 1990. Ces épisodes ont tous les deux donné lieu à des massacres de masse dans des villages, parfaitement identifiés par les historiens. Ces propos permettent aussi d’occulter le régime autoritaire algérien, les aspirations à la liberté du peuple algérien et l’enfermement de Boualem Sansal.
Ces déclarations s’inscrivent dans un contexte de tensions diplomatiques entre la France et l’Algérie. Risquent-elles de légitimer le discours du régime, mais aussi d’entretenir le ressentiment d’une partie des Algériens et des Franco-Algériens à notre égard ?
Il faut distinguer deux choses. Tout d’abord la soif des jeunes Français en général, et des jeunes Français d’origine maghrébine en particulier, à connaître l’histoire de l’Algérie coloniale et l’histoire de la colonisation française en Afrique du Nord. Cette soif n’est pas du tout étanchée par l’Éducation nationale et les institutions d’enseignement supérieur.
Ce sous-investissement éducatif donne lieu à un surinvestissement idéologique de la part de divers groupes, qu’il s’agisse des islamistes, d’une partie de l’intelligentsia française ou du régime algérien. Pour des raisons idéologiques diverses, ces groupes instrumentalisent des vérités alternatives, des récits qui ne sont soumis ni à la rigueur ni à la critique historique.
L’histoire, en tant que matière vivante, est un lieu de débats et de confrontations. Les historiens, par la recherche de la vérité, vont dans le sens de l’apaisement par la vérité. Ici à l’inverse, Jean-Michel Apathie souffle sur les braises de tensions intercommunautaires extrêmement vives. Ce, pour des raisons idéologiques qui n’ont rien à voir avec les débats historiques et historiographiques. Cette utilisation de bribes d’histoire, avec des comparaisons qui n’ont pas lieu d’être, et qui visent à criminaliser l’histoire de France, est irresponsable et dangereuse. La plupart des historiens libres cherchent à tendre vers la vérité, et non vers la guerre civile, comme semble le faire ce journaliste. ■ PIERRE VERMEREN