
‘… un engrenage belliciste auquel une majorité de Français s’oppose. Plus de 65% d’entre eux se disent contre un engagement de nos troupes, sans compter qu’il n’est pas du tout certain que les capitales européennes se rangent (nonobstant leur soutien à Zelensky) derrière le chef de l’État français. »
Entretien par Ronan Planchon.
Cet entretien est paru dans Le Figaro d’hier, 6 mars. Le fait que nous soyons largement en accord avec les positions qu’Arnaud Benedetti y défend prouve assez bien l’ampleur des évolutions qui se sont produites depuis quelques années dans l’esprit public français en faveur d’un fort et net attachement à la souveraineté nationale qui, naguère, eût été nié ou relativisé par de nombreux courants. C’est un retour évident aux nations et même aux États-nation, comme la France, qui rend obsolète – au moins pour un temps – le mondialisme progressiste du cycle qui semble s’achever. S’il fallait une preuve que l’Histoire ne va pas toujours dans le même sens, ni dans le sens de ce que nous croyons arbitrairement être « le progrès », on la trouverait là, dans ce retour aux nations – et même au bon sens – qui, curieusement, nous reviennent soudainement d’Amérique. Les progrès de l’Histoire peuvent donc nous réserver de tels retours.
ENTRETIEN – Le chef de l’État a prononcé une allocution pour appeler au réveil d’une défense européenne. Le rédacteur en chef de la « Revue politique et parlementaire », Arnaud Benedetti analyse cette intervention.
Arnaud Benedetti est professeur associé à l’université Paris-Sorbonne et rédacteur en chef de la «Revue politique et parlementaire». Il a publié Aux portes du pouvoir. RN, l’inéluctable victoire ? (Michel Lafon, 2024).
« Là où Emmanuel Macron n’a plus aucune capacité d’agir (les scènes nationale et européenne), il communique ; là où il pourrait agir (les relations franco-algériennes), il est comme tétanisé et paralysé »
LE FIGARO. – Dans une allocution solennelle, à la veille du sommet de l’UE sur l’Ukraine, le chef de l’État s’en est violemment pris à Vladimir Poutine. Il a notamment déclaré : « La Russie est devenue, au moment où je vous parle et pour les années à venir, une menace pour la France et pour l’Europe » . Souhaite-t-il endosser le rôle de leader européen ?
Arnaud BENEDETTI. – À défaut de l’être, au moins entend-il accréditer cette idée dans un contexte où les Européens sont confrontés à eux-mêmes. Le moment est pré-wilsonien : l’Europe est comme livrée à ses faiblesses et à une guerre qui, sans le soutien des États-Unis, tournera en faveur de la Russie. Le sujet essentiel est surtout que l’histoire s’écrit sans l’Europe. Dans ce jeu, il faut avoir hérité d’un capital historique pour faire valoir une voix sur le vieux continent. Seuls la France (à l’intérieur de l’UE) et le Royaume-Uni (hors UE) en sont capables, grâce au siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU et à la force de dissuasion. Emmanuel Macron s’appuie sur ce crédit-là pour tenter d’exister et d’organiser une riposte bien tardive à l’offensive trumpiste, qui logiquement s’apprête à imposer sa solution au conflit.
Emmanuel Macron ne suit qu’une ligne depuis qu’il a accédé à l’Élysée : diluer la France pour la rendre plus forte – deux objectifs incompatibles. Le moyen annihile la finalité
Bien que le président ait opéré une dramatisation de sa prise de parole, celle-ci se heurte à plusieurs doutes. D’abord, sur la nature du danger : la Russie est certes agressive, mais pas davantage que durant la guerre froide, peut-être même moins. Des doutes subsistent également quant à la sincérité d’Emmanuel Macron : il use d’une «figure de la crise», comme pour la pandémie, puis au début des hostilités en Ukraine. Or nombre de segments de l’opinion estiment qu’elle est avant tout une ressource de communication à son service propre, bien plus qu’au service de la France. Enfin, il reste des doutes quant aux effets d’une disposition qui donne l’impression d’un saut dans l’inconnu, avec un engrenage belliciste auquel une majorité de Français s’oppose. Plus de 65% d’entre eux se disent contre un engagement de nos troupes, sans compter qu’il n’est pas du tout certain que les capitales européennes se rangent (nonobstant leur soutien à Zelensky) derrière le chef de l’État français.
«L’Europe de la défense que nous défendons depuis huit ans devient donc une réalité» , a dit le chef de l’État. Le projet de défense européenne ne risque-t-il pas de brusquer une partie des Français attachée à la souveraineté nationale ?
Emmanuel Macron ne suit qu’une ligne depuis qu’il a accédé à l’Élysée : diluer la France pour la rendre plus forte – deux objectifs incompatibles. Le moyen annihile la finalité, qui de facto n’est qu’un tour de «passe-passe» pour mieux «faire avaler» la pilule de la disparition de la souveraineté. Là où le président de la République est en quelque sorte grossièrement astucieux, c’est lorsqu’il se saisit de la démonstration d’une faiblesse pour avancer son jeu. Si l’Europe est à découvert aujourd’hui, c’est parce qu’elle s’aligne sur une vision du monde qui n’est plus «eurocentrée» depuis près d‘un siècle. Bientôt, elle ne sera même plus «occidentalocentrée». L’Europe ne souffre pas tant d’un manque d’intégration que de son incapacité à assumer l’histoire des États-nations qui la composent et à analyser les évolutions les plus récentes de la scène internationale. Il ne faut pas cesser de coopérer, mais tout de même prendre en compte la «désoccidentalisation» de la diplomatie.
Pour ce qui relève de la défense, peut-on considérer qu’un homme seul (même le président de la République) est habilité à en déterminer le sort ? Emmanuel Macron est en fin de mandat, il a subi des revers électoraux massifs et l’Assemblée nationale, réceptacle de la souveraineté populaire, lui est majoritairement opposée. On comprend l’arrière-pensée présidentielle derrière cet usage de la crise ukrainienne : se saisir de la tragédie de Kiev pour forcer la main de la nation sur des sujets aussi existentiels et vitaux que notre propre sécurité. Ainsi, il prendra des décisions irréversibles, auxquelles une majorité de nos concitoyens est pourtant opposée.
Le président de la République a prévenu les Français qu’il faudra «des réformes, du choix, du courage» dans la «nouvelle ère» qui s’esquisse. Le Macron de 2024 a-t-il « tué » celui de 2017, chantre de la mondialisation heureuse ?
Il nous a habitués à cette rhétorique de la volonté qui, hélas, couvre la réalité de son pouvoir. Il oublie qu’il n’a plus les moyens de ses paroles : il n’a plus de majorité et, après plus de sept années de mandat, sa position est fortement démonétisée. Emmanuel Macron n’est plus le maître des horloges, si tant est qu’il le fut un jour. La mondialisation dont il était le chantre a réveillé le besoin de sécurité, sujet totalement absent du logiciel originel du jeune président de 2017. La nécessité de la protection, elle, était assimilée dans sa doxa à une forme de conservatisme très «ancien monde». Rappelons qu’au début de son quinquennat, il a limogé son chef d’État-major, Pierre de Villiers, qui s’opposait à une coupe de 850 millions d’euros dans le budget des armées. Là où Emmanuel Macron n’a plus aucune capacité d’agir (les scènes nationale et européenne, où tout se passe dans notre dos), il communique ; là où il pourrait agir (par exemple sur le sujet central des relations franco-algériennes), il est comme tétanisé et paralysé. Il aime tellement l’action qu’il préfère la mimer…
«Les solutions de demain ne pourront être les habitudes d’hier» , a conclu le chef de l’État. Peut-on imaginer une profonde remise en cause de notre modèle social ?
On pourrait lui rétorquer que les hommes de demain ne seront pas ceux qui ont préconisé depuis sept ans les solutions d’hier… Emmanuel Macron apparaît comme le meilleur commentateur de tout ce qu’il n’a pas fait, pas réussi à faire ou pas voulu faire. ■