
Sur Aleteia, une analyse bien écrite et, nous semble-t-il, gage, avec des points de vue intéressants dont on peut débattre. (17 juillet). Son auteur mérite d’être connu et suivi.
Par Xavier Patier.
On se souvient des Chênes qu’on abat d’André Malraux, évocation de ses entretiens à Colombey avec Charles De Gaulle après que ce dernier avait quitté le pouvoir en avril 1969. Voici un livre qui, cette fois, traite d’entretiens que De Gaulle et Bernanos eurent à La Boisserie dans l’immédiate après-guerre. Un « dialogue au sommet ».
Quand les hommes d’État et les écrivains ne s’ignorent pas, ils se manquent, regrette le romancier Xavier Patier. Reste l’imagination pour tisser des dialogues vrais, comme cette rencontre entre De Gaulle et Bernanos, qui a vraiment eu lieu, où ces deux géants du siècle nous emmènent au sommet.
Les malentendus qui président aux contacts entre les hommes politiques et les hommes de lettres sont un sujet inépuisable. Horace, qui s’était lié à Caius Mæcenas, n’a jamais réussi à parler avec l’empereur Auguste, qu’il vénérait. Saint Louis s’est ennuyé à table avec saint Thomas d’Aquin. Racine a fini sa vie mortifié par l’indifférence de Louis XIV. Chateaubriand et Bonaparte se sont délibérément manqués avant de se détester. Goethe a réussi à rencontrer Napoléon, mais ce qui devait être un moment historique ne fut qu’une « audience », un rendez-vous manqué. Mauriac, gaulliste fervent pénétrant dans le bureau du général de Gaulle en septembre 1944, perd contenance : il raconte qu’il s’est trouvé « face à un cormoran » et qu’il est impossible de parler avec un cormoran. Plusieurs registres en dessous, Mitterrand et Jean-Edern Hallier se vouaient une admiration réciproque : ils n’ont jamais été capables d’échanger la moindre idée littéraire, ils ont fini dans l’animosité et les menaces.
Voyage imaginaire
C’est que les hommes politiques sont en général incapables d’imaginer ce que signifie l’indépendance d’esprit pour un écrivain. Aussitôt qu’ils aperçoivent un auteur, ils pensent « une plume ». Ils cherchent à l’enrôler. On pourrait objecter l’exception que furent De Gaulle et Malraux, qui ont su cultiver leur amitié dans l’indépendance ; mais De Gaulle était lui-même écrivain et Malraux militant. Malraux, adepte du roman vrai qui finit par tourner au vrai roman, dans Les Chênes qu’on abat compare sa dernière visite à Colombey au voyage imaginaire qu’aurait fait Chateaubriand à Sainte-Hélène : « Devant cette masure semblable à la mienne, m’attendait un homme qui portait un chapeau de planteur. À peine reconnus-je Bonaparte. Nous entrâmes, nous nous égarâmes dans le destin du monde ; et pendant qu’à mi-voix il parlait d’Austerlitz, les aigles de Sainte-Hélène tournoyaient dans les fenêtres ouvertes sur l’éternité… » Vrai roman ! Pur Malraux ! Une des grandes joies qui nous seront données au ciel sera de pouvoir entendre, dans la douce miséricorde de Dieu, Bach débattre avec Mendelssohn, Alexandre avec Bonaparte ou Proust avec Shakespeare. Ou saint François de Sales avec André Malraux.
Une preuve d’amitié
À propos de Malraux, celui-ci croit savoir que lorsque le général avait invité Georges Bernanos à passer une journée à la Boisserie, le 5 décembre 1946, la réunion avait été « languissante ». Les deux grands hommes n’avaient pas grand-chose à se dire ou ne savaient pas comment se les dire. Ils s’étaient rencontrés une première fois en juillet 1945. Bernanos avait alors refusé tout ce que le général lui avait proposé, une ambassade, un ministère, l’Académie, la légion d’honneur : premier malentendu.
En décembre 1946, ils se sont revus pour la dernière fois de leur vie. Le général avait tenu ce jour-là à présenter à Bernanos sa fille Anne, trisomique et tant aimée, qui ne savait guère prononcer d’autre mot que « papa ». « Ma chère Anne, je te présente mon ami Georges Bernanos. » Cette preuve d’amitié valait plus que les mots. Il lui avait montré son bureau, ses arbres, son jardin, ses poules. Il lui avait fait contempler à l’horizon le plateau de Langres tellement mélancolique, la vieille terre « accablée d’histoire ». Sa femme Yvonne, son aide de camp et aussi l’inévitable André Malraux les avaient rejoints pour le déjeuner. Il nous faut imaginer Bernanos à la table des De Gaulle autour d’une bouteille de Nuit-Saint-Georges 1934 offerte par un propriétaire de Beaunes (un vin inoubliable, de cela Malraux s’est souvenu). Que se sont-ils dit ?
Rencontre sur les cimes
Un remarquable livre publié en Suisse, Rencontre à la Boisserie (Éditions de l’Aire) tente de répondre. L’auteur, Christophe Gaillard , reconstitue cette journée du 5 décembre 1946 comme l’aurait fait Malraux. Il donne la parole aux deux hommes, mettant souvent dans leur bouche des mots qu’ils ont réellement prononcés ou écrits. Le résultat est un grand livre, de surcroît magnifiquement rédigé. En décembre 1946, le général a quitté le pouvoir, il rumine ; Bernanos est rentré en France, il gronde d’un feu intérieur. Il vient de publier La France contre les robots. Il s’apprête à quitter une nouvelle fois son pays, pour la Tunisie cette fois.
Les deux protagonistes parlent du destin de la France, du désespoir mortel de Stefan Zweig, de la vie, de Dieu. Ils sont bien plus proches que les autres ne le croient. Christophe Gaillard est à l’aise sur les cimes. Sa langue classique est un témoignage de ce que la France, aimée depuis la Suisse, peut encore dire au monde. Il arrive dans la vie d’un homme un moment où les traités de théorie ne nous disent plus rien : il ne nous reste que les vies des héros et des saints pour garder l’espérance. ■ XAVIER PATIER
Pratique :
Écrivain. Derniers ouvrages parus : Heureux les serviteurs (Cerf, 2017), Blaise Pascal, la nuit de l’extase (Cerf, 2014), Demain la France. Tombeaux de Mauriac, Michelet, De Gaulle (Cerf, 2020) et La confiance se fabrique-t-elle ? Essai sur la mort des élites républicaines (Cerf, 2023).
Merci à Marc Vergier de sa transmission