
« On cherche dans chaque tableau, chaque gravure, et même les enluminures les plus anciennes, le visage du présent, tout peut devenir métaphore »…
Par Richard de Seze.
Apocalypse. Le mot est une promesse catastrophique et toutes les œuvres qui nous racontent un monde « post-apocalyptique » ne sont que ruines et désolantes désolations.
« Apocalypse. Hier et demain », exposition qui vient de commencer à la BnF, a décidé d’explorer autant la catastrophe que le nouveau monde promis puisque cette révélation, ce dévoilement, n’est pas juste le récit merveilleusement horrifique des convulsions qui ravagent le monde – l’ouverture des quatre premiers sceaux lançant les quatre Cavaliers – dans un enfantement douloureux mais aussi le récit du jour d’après, de ce monde nouveau, rénové, « un ciel nouveau et une terre nouvelle » où le trône de Dieu sera dressé dans la ville : « Au milieu de la place de part et d’autre du fleuve, il y a des arbres de Vie qui fructifient douze fois, une fois chaque mois ; et leurs feuilles peuvent guérir les païens. »
On reste d’abord stupéfaits et admiratifs des interprétations chrétiennes du livre de la révélation, de cette formidable condensation de signes dans les pages des manuscrits, de ces images devant lesquelles rêver longuement en tentant d’en épuiser le sens. Mais l’exposition rassemble Henri Michaux et le Beatus de Saint-Sever, l’Apocalypse de Saint-Victor, manuscrit du XIIIe siècle, et La Fin du Monde d’Abel Gance, William Blake et des compositions photographiques d’Anne Imhof, l’Apocalypse de Saint Jean d’Odilon Redon et Hennequin de Bruges : si le Moyen-Âge a produit des chefs-d’œuvre, en tout cas des images éclatantes de couleurs et totalement libres dans leurs compositions, véritables déclencheurs de méditatives rêveries ou de gloses aussi savantes que mystiques, les siècles suivants se sont eux aussi emparés et du texte et du thème, inspirés par les malheurs propres à leurs temps autant que portés par l’eschatologie chrétienne, ressort caché mais toujours bandé. Remarquons que les dystopies du XXe et du XXIe siècles n’imaginent un « jour d’après » que lugubre, Godzilla, monstre issue d’une terre violée, ravageant sans cesse les villes corrompues : ce qui est dévoilé, c’est l’horreur du monde malgré les promesses du progressisme et les plus optimistes n’imaginent pas autre chose qu’un monde sans humanité, avant le sixième jour, et même avant le cinquième.
L’apocalypse n’est pas notre futur, elle est en cours
Les œuvres les plus contemporaines et les plus abstraites peinent peut-être, pourtant, à convaincre : un chaos graphique en noir et blanc, comme L’Horizon des événements (2018), d’Abdelkader Benchamma, a en fait la calme beauté des nuages vus de l’espace – comme si la fin heureuse du monde, annoncé par l’Apocalypse, était un monde vierge de vie – alors que la Tapisserie de l’Apocalypse d’Angers nous montre des corps se tordant sous un soleil boursouflé dont les rayons, devenus des flammes, tuent (l’ange a versé la quatrième coupe), et que le Retable du Jugement dernier, du XVe siècle, range soigneusement les damnés et les élus, compartimentant la terre, les cieux et les enfers, anges, humains. Et démons dotés de formes et de couleurs précises : c’est l’harmonie qui est restaurée.
Peut-être ne sommes-nous plus capables de voir au-delà de l’horizon des événements, justement, formule qui emprunte au vocabulaire astronomique pour désigner la couronne qui entoure les trous noirs ? « Le silence de l’avenir, c’est ne plus voir dans le présent de signes, de témoignages, de souvenirs. Il n’y a plus de prophètes capables d’entendre la parole de l’avenir dans le présent » comme dit Frédéric Boyer. Mais peut-être aussi avons-nous perdu de vue cette idée à la fois terrible et enthousiasmante : l’horizon de l’apocalypse n’est pas notre futur car l’apocalypse est en cours. Nous sommes dans les événements décrits. Ces chevaux bizarres (ils tiennent aussi du poisson et du tétard) et colorés que Judit Reigl lance vers nous, dans sa toile Ils ont soif insatiable de l’infini (1950), sont déjà dans notre espace ; peut-être sommes-nous déjà dans les tribulations, dévorés par le feu et entendant sonner les trompettes…
Recevoir les œuvres montrées dans cet esprit en change assez substantiellement leur charge. On cherche dans chaque tableau, chaque gravure, et même les enluminures les plus anciennes, le visage du présent, tout peut devenir métaphore, et ce Fier monstre ! de Goya engueulant de pauvres malheureux évoque alors tous les civils chirurgicalement massacrés par ces armées qui depuis plus d’un siècle et aujourd’hui encore considèrent que les civils sont une cible légitime ; quant aux nuages d’Anne Imhof, composés à partir de multiples images d’explosion, ils roulent leurs nuées sombres au-dessus d’un paysage invisible sans doute en proie à un gigantesque incendie ; ils sont comme la somme de toutes les flammes allumées par la folie des hommes, et c’est le souffle de l’histoire qui les pousse vers nous. ■ RICHARD DE SEZE
« Apocalypse. Hier et demain », Bibliothèque nationale de France – François Mitterrand, jusqu’au 8 juin 2025
Pour explorer un peu plus une œuvre fascinante, le Beatus de Saint-Sever : www.bnf.fr/fr/le-beatus-de-saint-sever
Article précédemment paru dans Politique magazine.
Bel article et, en quelque sorte, belle méditation. On gagne toujours à prendre de l’altitude. Je me rappelle avoir lu que c’est ce que De Gaulle avait conseillé au jeune Chah d’Iran, : « restez toujours sur les sommets, il n’y a pas d’encombrement ». C’est ce que fait cet article écrit sous le signe de l’apocalypse. Bravo.