
« Je peux vous donner l’exemple d’un ami psychologue à Nice qui s’est vu interdit d’enseigner car il a osé dire « un homme n’est pas une femme » ! » Pierre Vermeren
Avec Gabriel Robin et Pierre Vermeren.
Cet entretien Gabriel Robin – Pierre vermeren est paru sur Atlantico le 13 mars. Il montre que le mouvement de révolution du bon sens lancé par Donald Trump et J.D. Vance aux Etats-Unis n’a pas encore partie gagnée en Europe ou, en effet, le raidissement des courants woke marque leur détermination à conserver leurs influences dominantes dans de nombreux secteurs et à interdire d’expression les courants adverses. Quant à la « démocratie éclairée » que l’État charge les universitaires d’enseigner et de défendre, il convient de se demander si elle est victime ou cause des dérèglements actuels.
L’annulation de la sortie de « Face à l’obscurantisme woke » (PUF) a suscité un grand émoi au sein de la communauté intellectuelle et universitaire. Cette censure préalable causée par la crainte des pressions d’une minorité, à commencer par l’historien et militant politique Patrick Boucheron, interroge sur le devenir du débat d’idées dans un monde occidental de plus en plus crispé où fatwas et anathèmes ont remplacé le dialogue intellectuel. Pour en parler, nous recevons Pierre Vermeren, l’un des directeurs dudit ouvrage.
Atlantico : Les Presses universitaires de France (PUF) ont décidé de suspendre la publication de « Face à l’obscurantisme woke », un ouvrage collectif dirigé par les universitaires Emmanuelle Hénin, Xavier-Laurent Salvador et vous-même. Il devait sortir au mois d’avril. Pouvez-vous nous donner quelques éléments de son si « sulfureux » contenu ?
Pierre Vermeren : Ce livre est le produit d’un travail collectif introduit et codirigé par Emmanuelle Hénin. Il contient vingt-cinq contributions relatives au « wokisme », sujet que nous n’avons pas abordé d’une manière générale, théorique ou abstraite. En réalité, nous avons cherché à comprendre comment cette idéologie s’est immiscée progressivement dans le pouvoir académique et dans de grandes institutions en France, notamment dans de nombreuses disciplines universitaires. Y compris, c’est sûrement le plus problématique, dans les sciences dures comme la biologie ou la médecine. Sous l’influence de ces nouvelles injonctions idéologiques, de ces croyances devrais-je dire, la recherche scientifique a subi des dommages. Quand vous dites que la différence sexuelle biologique n’existe pas, cela a des conséquences immédiates en biologie et en médecine. Sur la recherche, les traitements, le diagnostic, etc. Je peux vous donner l’exemple d’un ami psychologue à Nice qui s’est vu interdit d’enseigner car il a osé dire « un homme n’est pas une femme » ! Dans les sciences humaines, il est loisible de discuter du genre, dans les sciences dures il faut accepter des présupposés et des postulats.
Cette emprise du wokisme (concept valise parfaitement critiquable au demeurant) paralyse certains secteurs de la recherche avec des conséquences directes sur les travaux proposés à plusieurs institutions publiques ou privées. Ils attaquent à la fois directement la méthode scientifique et les institutions censées la défendre, l’université en premier lieu, dont l’État nous paye pour maintenir le flambeau au service d’une démocratie éclairée. Les crédits de recherche sont notamment accordés par l’Union européenne qui est prise d’assaut par cette idéologie, ce qui par conséquent entraîne des suppressions de budgets pour les chercheurs non compatibles avec cette idéologie. Mon domaine d’étude qui est l’histoire est moins touché que d’autres, mais j’ai pu constater parfois que la méthode historique pouvait être attaquée dans ses fondements. Ainsi, si l’on décrète que les représentations idéologiques priment sur l’étude des archives et l’analyse des sources, on multipliera les anachronismes et les occultations. A quoi bon aussi étudier des sociétés qu’on criminalise parce que leurs référents étaient différents des nôtres ? L’histoire a beau être une science discursive et de l’interprétation, elle répond d’abord à des critères méthodologiques très exigeants. Les professeurs sont payés pour défendre la science, ils en sont les gardiens. Ce ne sont pas des politiques.
Patrick Boucheron, historien proche de LFI, a tenu un discours au Collège de France en soutien aux chercheurs américains menacés par l’administration Trump. Il a profité de l’occasion pour affirmer que l’ouvrage « Face au wokisme » était le fruit d’un travail « d’idiots utiles ». Est-ce que les excès du trumpisme ne sont pas une occasion donnée, chez nous, à ces gens qui refusent qu’on enquête sur le wokisme ?
Pierre Vermeren : Patrick Boucheron est un historien, tout comme moi. La base de l’étude historique est l’étude des sources. Comment peut-il donc parler d’un livre qu’il n’a pas lu ? Il a fondé son jugement uniquement sur un titre: je préfère ne pas faire de commentaire. C’est une projection idéologique par effet miroir de « l’effet américain », ce qui est très pratique. Mais le projet de ce livre date de 2022, donc bien avant que Trump ne revienne au pouvoir – à l’époque, il appartenait déjà à l’histoire. Or la sortie prévue de longue date pour le 8 avril a été télescopée par le fait que Trump coupe les subventions de l’université de Columbia, où de nombreux Français tenants de l’idéologie woke ont été convertis. Cela a créé un réflexe de solidarité avec leurs confrères américains. Columbia a été la Mecque du wokisme. Du reste, il faut rappeler que ses fonds ont été coupés parce que le 7 octobre y a provoqué un torrent de manifestations antisémites… Je ne veux pas être enfermé dans une rhétorique manichéenne : c’est soit Trump soit le wokisme. La vie et le débat intellectuel sont bien plus complexes. Je crois aussi que l’excès woke a provoqué l’excès du trumpisme, par retour de balancier. Notre ouvrage n’a pour but que de défendre la science et les scientifiques. Je ne veux pas entrer dans une logique de guerre binaire. Beaucoup de mes confrères sont effrayés par ce qui se passe dans leurs disciplines.
Ne serions-nous pas arrivés à la queue de comète du « wokisme » ? Au fond ce mouvement n’est pas vraiment présent dans le quotidien des Français, en dehors des universités ou des plateaux de télévision, éventuellement dans le cinéma marginalement. D’où peut être la crispation des milieux « intellos de gauche » face à une révolution qui ne prend pas totalement ? Et qui surtout n’a rien réglé des inégalités de « capital social » telles que les envisageaient un Bourdieu ?
Pierre Vermeren : J’y vois une fuite en avant du progressisme, une nouvelle mouture idéologique de militants en quête de fortes sensations idéologiques découplées du monde réel. Ils dénoncent une tyrannie occidentale avec des réflexes autoritaires ou sectaires. D’ailleurs, ils devraient regarder du côté des vraies dictatures, omniprésentes en Asie, en Afrique ou au Moyen-Orient. C’est très dommage de leur offrir, nous aussi, l’exemple de la censure plutôt que celui de la démocratie. Car, ici, on se contente de nous interdire la parution de notre livre, mais en Algérie ce sont des auteurs comme Boualem Sansal qu’on enferme. Le wokisme est un mouvement élitaire de gens à la recherche de combats idéologiques à même de combler le grand vide créé par la mort du marxisme. De gens qui ne sont jamais sortis d’un milieu étroit, mondialisé au travers des seules métropoles américaines. Ils ne s’intéressent pas au peuple qui souffre de l’affaissement économique et industriel, et encore moins aux peuples du Sud qu’ils citent en exemple sans jamais les prendre en considération.
Doit-on d’ailleurs leur laisser ce titre de « progressisme » quand par certains aspects ce sectarisme rappelle bien plus une régression, un retour à l’archaïque ?
Pierre Vermeren : En effet, c’est d’ailleurs pour cela que notre titre fait référence, de manière voltairienne, à l’obscurantisme ! Nous cherchons à démontrer la dimension régressive de ces combats. On leur dit : « vous n’êtes pas progressistes ». Il ne faut pas oublier que l’université française fut la matrice des chefs khmers rouges qu’elle a formés, et de bien d’autres… Ici, les conséquences seront réduites, même si certaines accointances de plus en plus visibles avec l’islamisme interrogent.
Néanmoins, n’assistons-nous pas à un raidissement généralisé ? Dominique Reynié, directeur de la FONDAPOL, a été fortement attaqué pour avoir combattu le wokisme. De l’autre côté, Jean-Michel Aphatie a été mis en retrait de RTL après une chronique sur l’Algérie. Sans commenter le fond du propos, n’est-ce pas le signe d’une société qui ne parvient plus à dialoguer et prononce fatwas et anathèmes ? Cette envie de pénal, pour reprendre Muray, n’est-elle pas l’héritage du « wokisme » ?
Pierre Vermeren : Absolument, il y a un rapport d’une partie de ces élites intellectuelles à la démocratie et au libéralisme qui est très problématique. Une grande partie des progressistes auto-proclamés ne sont pas d’esprit ni de pratique démocratique. Ils veulent la liberté de parole pour imposer leurs idées, pas pour dialoguer. Il y a donc bien une « envie de pénal » puisqu’ils menacent de procès et de disqualification ceux qui ne pensent pas comme eux.
Ne croyez-vous pas qu’en France, cette idéologie soit plus tyrannique que réellement influente ? C’est-à-dire qu’elle impose par la terreur ses obsessions à des gens, y compris dans les milieux de l’édition ou universitaires, qui n’y adhèrent pas ?
Pierre Vermeren : C’est exactement la problématique des PUF. Ils ont commandé le livre, nous avons répondu à cette demande. Ils voulaient même un manifeste anti woke au départ ! Ils étaient très contents. Mais ils ont été intimidés. On leur a fait comprendre que s’ils publiaient le livre, ils seraient boycottés. C’est une cabale, de la pure intimidation. Monsieur Garapon m’a dit qu’il devait sauver sa maison d’édition. Et je peux le comprendre dans le contexte. Les étudiants n’achètent plus de livre. Le marché académique est étroit. C’est un système très fragile qui dépend des commandes de bibliothèques et d’une étroite frange universitaire… S’ils publient un livre qui dérange les institutions, ils risquent de couler. Le problème devient délicat, car la faible audience des éditions universitaires nourrit la twitterisation du débat public.
Comment définiriez-vous le wokisme ? N’est-ce pas un mot valise difficile à définir englobant des choses parfois antagonistes qui au fond n’ont pour socle commun que la contestation de la civilisation occidentale ?
Pierre Vermeren : Oui. C’est un mauvais mot valise qui recouvre des réalités disparates. Néanmoins, il y a un trait commun : c’est une idéologisation des sciences prenant le pas sur la démarche rigoureuse. Il n’y a pas de mot pour cela donc par commodité nous avons utilisé « woke ». Je crois qu’il rend bien la dimension religieuse de cette affaire. Ce n’est pas de l’ordre de la science mais de la croyance. Des idées chrétiennes devenues folles transmises par les sectes protestantes qui ont tourné le dos à Dieu. Une minorité de dévots formés à « l’église » de Columbia tient en respect toute la vie médiatique alors que leurs idées n’ont pas pénétré dans le grand public, ni même dans une grande partie du milieu intellectuel qui préfère se taire. Depuis cette interdiction, plus de 10 éditeurs nous ont contactés. Mais aussi des centaines de collègues qui nous soutiennent. Ce sont les derniers avatars d’un milieu qui a décroché avec les grandes idéologies qui l’ont longtemps porté, le catholicisme et le marxisme. Mais cette minorité occupe des positions de pouvoir et éducatives qui peuvent être très gênantes. ■ GABRIEL ROBIN – PIERRE VERMEREN
Très bon document. La dernière phrase me semble la plus intéressante: « Ce sont les derniers avatars d’un milieu qui a décroché… » Un phénomène corporatiste, donc, autodéfense, machination de type luddiste… C’est aussi une crise d’apoplexie du mammouth des sciences humaines. Cette grosse grenouille, résultat d’un grand bluff, défend sa place en trouvant des nouveaux problèmes à étudier. À étudier, à exploiter, pas à résoudre. Le marxisme avait épuisé son pouvoir de fascination et/ou de culpabilisation facile; il fallait trouver d’autres joueurs de flûte et d’autres rengaines. Ce milieu est aussi une bureaucratie gonflée d’orgueil et de suffisance qui cherche à faire oublier ses conformismes, ses dérives, ses impostures, ses échecs. Le tout est amplifié par un recrutement assez laxiste où les beau-parleurs ont pris une place démesurée. Pourquoi se priver de leur charme, de leurs élucubrations. Ces sciences humaines se sont donc éloignées de l’humilité et la rareté des savants, ouvrant la porte à beaucoup d’imposteurs et de monomaniaques fanatisés, avides de revanche et de pouvoir. Aux USA où les « études » universitaires se payent très cher et les grandes institutions manient des sommes immenses, l’esprit de lucre a aussi imposé ses lois et ses méthodes.
erratum ;
lire à la sixième ligne « le marxisme et autres théories avaient épuisé leur…. »
Appelez-le comme vous le souhaitez, wookisme, progressisme, droitdelhommisme etc…, ce ne sont que les mêmes faces de l’individualisme marchand triomphant, face au patriotisme et au bien commun. Non pas pour améliorer la vie des individus, mais pour les plonger dans une sidération hédoniste, propice à la mondialisation, pour laquelle l’objectif indépassable est la consommation.