
Belle-de-Mai Éditions est de retour ! à l’occasion du centième anniversaire de la parution chez Grasset du recueil de poèmes de Charles Maurras intitulé La Musique intérieure, qui eut lieu, donc, en 1925, au sein de la collection « Les Cahiers Verts » dirigée par Daniel Halévy.
C’est par une substantielle préface adressée à ce dernier que commence ce livre, et qui vient expliquer sa raison d’être, le reste étant composé de poésies en vers écrites sur une période longue de plusieurs décennies.
Indéniablement, sa sortie fut un véritable événement littéraire : à cette époque le « Maître de Martigues », devenu une figure importante du monde des lettres, est à la tête d’une organisation militante puissante dotée d’un quotidien très lu qui opère une grande séduction auprès des jeunes esprits.
Aujourd’hui nous allons voir la première partie de la recension que lui consacra le 9 avril 1925 Paul Souday, chargé de la rubrique « LES LIVRES » pour le journal Le Temps, qui fut à la IIIe République ce que le Monde est à la Ve.

« Je crois bien n’avoir pas écrit ici le nom de M. Charles Maurras depuis l’année 1913, où je vous annonçais une nouvelle édition de son Anthinea, qui contient de si belles pages sur Athènes et sur Florence. Depuis cette date, il ne s’occupait plus guère que de politique. « Politique d’abord ! » C’est sa devise. Ce n’est pas la mienne, quoi qu’il en ait pu dire. D’ailleurs, sa polémique devenait de plus en plus injurieuse, et restait sans doute inoffensive par l’énormité même des hyperboles, mais ne rendait pas la conversation avec lui bien engageante. Cependant voici qu’il revient aux lettres pures et publie coup sur coup quatre ou cinq volumes, de poésie ou de doctrine. Je les ai lus par curiosité, et j’estime que ma fonction m’oblige à vous en donner mon avis. Il me sera facile de le faire avec impartialité, sine ira et studio, et j’ajoute que pour n’importe quel écrivain, ami ou ennemi, connu ou inconnu, il me serait bien impossible d’agir autrement. Soit par passion de la littérature ou faute d’imagination, si je ne disais pas ce que je pense, je n’aurais rien à dire.
La Musique intérieure est, paraît-il, un succès de librairie. On nous a complaisamment rapporté que la première édition, celle des Cahiers verts, était épuisée avant d’avoir paru, et avait tout de suite passé les espérances des bibliophiles à la hausse. Je le crois sans peine. La position de chef de parti a bien quelques inconvénients pour un homme de lettres : elle lui laisse peu de loisirs, et l’on ne s’étonne pas d’apprendre que ce volume était annoncé depuis cinq ans ; elle lui suggère des prétentions à l’infaillibilité, et à la dictature un peu inattendues dans la république des lettres ; elle l’incline à considérer tout contradicteur en matière littéraire ou philosophique comme un agent du parti adverse ou même comme un malhonnête homme. M. Jules Véran rappelait dernièrement, dans Comœdia, que M. Charles Maurras avait un jour traité M. Bergson de « coquin », ce qui ne signifiait pas que l’illustre philosophe fût un gibier de correctionnelle, comme on a pu le supposer dans de lointaines provinces, mais que M. Maurras désapprouvait sa philosophie. Il faut un long entraînement ou une vocation particulière pour appliquer ainsi le vocabulaire politique à des controverses d’un ordre si différent. Ce sont les petits travers de la profession. Mais elle comporte aussi pour un écrivain de grands avantages, en lui assurant une publicité et en lui constituant une clientèle militante ou même fanatisée. La plupart des acheteurs de ce nouveau volume étaient bien résolus d’avance sinon à le lire, du moins à l’admirer. D’ailleurs, l’ayant ouvert sans aucune prévention favorable ni hostile, je reconnais volontiers que j’y ai pris un réel intérêt et qu’il n’est pas sans défauts, mais non plus sans valeur.
Il y a d’abord une préface en prose d’environ cent vingt pages. M. Charles Maurras y raconte ses souvenirs d’amateur de poésie, en remontant à sa plus tendre enfance. Est-il bien sûr de sa mémoire, ou ne revoit-il pas ses premières années sous un éclairage d’aujourd’hui ? Il nous parle d’extases où le jetaient de simples chansons, et déclare que les douceurs du rythme le bouleversaient, à peine sevré. À quatre ans, il est conduit par son père chez une institutrice, Mlle Elise, qu’il trouve au lit, souffrante, et dont la jolie figure lui fait joindre les mains de bonheur, avant même qu’elle, le ravisse au troisième ciel en lui récitant du Casimir Delavigne. « Cette beauté couchée dans la grâce abattue de sa force dolente ouvrant les horizons d’un lyrisme nouveau au petit garçon fasciné méritait de partir pour l’une de ces maisons du ciel des étoiles d’où les noms des mortelles ne redescendent plus. » Sauf quelques détails de style1, cela m’a fait penser à Jean-Jacques Rousseau, que M. Charles Maurras n’aime guère, et qui n’a pas davantage fait mystère ds sa sensibilité précoce. À huit ans, le petit Maurras, élève d’un collège catholique d’Aix-en-Provence, découvre Athalie. « Adieu, pudeur, scrupules de la vague et profonde sensation musicale !… La poésie parfaite, affranchissant du trouble qu’elle a créé, en retient le plaisir, et mes curiosités portent en couronne ma joie. »

Ici M. Maurras se compare au duc de Bourgogne. Car Fénelon a dit : « J’ai vu un jeune prince, à huit, ans, saisi de douleur à la vue du péril du petit Joas. Je l’ai vu impatient sur ce que le grand-prêtre cachait à Joas son nom et sa naissance. » M. Maurras ajoute : « La réaction est celle de tout jeune cœur bien placé. » Assurément, mais le petit duc de Bourgogne était saisi par la situation dramatique. Il est plus rare qu’on le soit si tôt par la perfection de la poésie même.
Au collège, le jeune Maurras s’éprend de divers maîtres grecs et latins, notamment de Lucrèce, en qui il découvre un « pessimisme chrétien », à quoi l’on ne s’attendait pas ; puis des grands romantiques, avec une préférence pour Musset, assez naturelle à cet âge ; puis de Baudelaire, de Richepin, voire de Rollinat. C’est une confession complète. À Paris, à vingt ans, il rencontre Moréas, qui fut son maître de poésie, et le mien. Depuis son initiation baudelairienne, il avait commencé de rimer. Avec une louable franchise, il note que Moréas ne l’y encourageait pas beaucoup et lui disait qu’il avait mieux à faire. Cependant, Moréas fut frappé à juste titre de ce début d’une traduction d’Anacréon :
Aux taureaux Dieu cornes donne
Et sabots durs aux chevaux.
Il est vrai que c’est éclatant, et n’eût-il fait que ces deux vers, M. Maurras mériterait le nom de poète. Il n’a pas souvent retrouvé cette sonorité ni ce rythme. De plus en plus absorbé par ses travaux politiques, il explique qu’il a gardé l’habitude de composer des vers tout en marchant, à l’heure du retour matinal, sa tâche de journaliste finie. L’heure ne fait rien à l’affaire.
La guerre vint, et lui inspira une ode historique, la Bataille de la Marne, qu’on trouvera — inachevée — dans le présent volume. Il expose, dans sa préface, qu’il se jugea forcé de rétablir la vérité sur certains points, au nom des combattants de son parti. Cette vérité est que « la révolution germanique, religieuse au seizième siècle, philosophique au dix-huitième », a fait, d’après lui, tout le mal. Mais la Réforme est loin, et l’on n’aperçoit aucun germanisme dans notre philosophie du dix-huitième siècle ni dans la Révolution française. « L’équilibre du genre humain, dit M. Maurras, subit une défaite qui n’a pas été réparée lorsque l’Homme Allemand supprima le culte de la Vierge, celui des Saints et du Purgatoire… » On s’en persuadera malaisément. « Personne, continue-t-il, n’a soutenu que Luther ni Kant aient fabriqué les bombes qui ont défiguré la cathédrale de Reims. Mais personne d’informé n’absout Kant ni Luther ni l’esprit allemand de la régression mentale et morale que détermina leur opération dans l’histoire. » En d’autres termes, ce n’est pas Kant ni Luther, mais ce sont les idées de Luther et de Kant qui ont bombardé Reims, d’après M. Maurras.

Cela revient exactement au même, et son distinguo confirme simplement le résumé qu’on donnait de sa thèse, en style figuré car tout le monde l’entendait bien ainsi, et nul n’a jamais imaginé que M. Maurras eût cru voir Kant ou Luther ressuscités tout exprès pour prendre le commandement personnel de l’artillerie allemande. Tout en n’étant que partiellement kantien et point du tout luthérien, je persiste à considérer que la pensée de ces deux hommes célèbres, qui d’ailleurs ne sont pas entièrement solidaires, n’ordonnait pas ces abominations barbares, et je me rappelle que ce fut d’abord l’opinion de Barrès, qui la formula nettement dans l’Écho de Paris. »
Paul Souday
- Il suffirait, pour éclairer la phrase, de deux ou trois virgules.

Nombre de pages : 240.
Prix (frais de port inclus, offerts par Belle-de-Mai Éditions) : 25 €.
Pour commander ou se renseigner, écrire à l’adresse ci-après : commande.b2m_edition@laposte.net ■