
Sommes-nous encore en paix ? Sommes-nous déjà en guerre ? La guerre est partout.
Par Dominique Jamet.
COMMENTAIRE – Pour les littéraires – que nous, Français, sommes tous plus ou moins – cet article rappelle Giraudoux. Les circonstances sont dans ce jeu de balance où tout hésite à pencher vers la paix ou vers la guerre. Tantôt vers l’une, tantôt vers l’autre. C’est le titre de « La guerre de Troie n’aura pas lieu » où on sait d’avance comment, contre toute raison, se conclut la phase des hésitations. Dominique Jamet nous montre que nous ne sommes pas très différents – et à vrai dire pas du tout – des hommes qui peuplaient le monde – méditerranéen – au temps d’Ulysse et d’Hector, selon la très allégorique et très subtile pièce de théâtre de Jean Giraudoux.
Il pleut. Il pleut sans discontinuer. Il pleut des obus, il pleut des missiles. Il pleut des bombes. Il pleut des balles. Ça tombe comme à Gravelotte(1). Inutile, voire dangereux, de lever les yeux au ciel, puisque c’est du ciel que vient, de plus en plus souvent, la mort. Et les nouvelles qui tombent sur les petits écrans portables dont nous ne pouvons plus nous passer sont presque toutes mauvaises, d’où qu’elles viennent, comme dans la chanson de Stephan Eicher. Soudan, Congo, Yémen, Gaza, Ukraine : le choix est déjà ouvert, et tend à s’élargir encore.
Sommes-nous encore en paix ? Sommes-nous déjà en guerre ? La guerre est partout. Sur ses terrains de jeu et de mort. Dans les esprits. Dans les cœurs. Dans les discours. Dans les programmes. Dans les budgets. Dans les usines qui la nourrissent et qui, d’ores et déjà, croulent sous les commandes en attendant de crouler sous les bombardements. Dans les Bourses mondiales, où elle est à la hausse…
La guerre est riche de surprises
Du coup, on voit partout renaître, citer et commenter le bon vieil adage hérité des Romains, avec la marge d’ambiguïté qui l’accompagne depuis toujours. Si vis pacem, para bellum (si tu veux la paix, prépare la guerre). Les uns en déduisent qu’il faut bien se préparer à la guerre si l’on veut qu’elle ne nous prenne pas au dépourvu. C’est la sagesse même. D’autres, tout le long de l’Histoire, en ont vicieusement conclu qu’il n’est pas déconseillé de pousser à la guerre, voire de la rendre inévitable ; bref, d’en prendre éventuellement l’initiative, qui garantit la victoire, quitte à reconnaître a posteriori qu’on s’était légèrement trompé dans ses calculs, comme l’infortuné Kaiser Guillaume II : « Je n’avais pas voulu cela ! » Coût de l’erreur : la chute de l’Empire allemand, la chute de l’Empire russe, le bolchevisme, le nazisme, la récidive aggravée de 1939-1945 et, déjà, dans un premier temps, vingt millions de morts. Eh oui, entre autres caractéristiques, la guerre, de tout temps, est riche de surprises en tous genres, dont la première est l’incertitude. Nous en avons, une fois de plus, l’éclatante démonstration.
Vladimir Poutine, le 24 février 2022, lorsqu’il lançait son opération militaire spéciale, était persuadé que c’était une affaire de trois jours, que l’invincible armée russe ne ferait qu’une bouchée de l’Ukraine et que toute la planète, « monde libre » compris, après avoir versé les quelques larmes de rigueur et condamné aussi vertueusement que verbalement l’agresseur à la tribune des Nations unies, s’inclinerait devant le veto de Moscou, l’abstention de Pékin et le fait accompli.
Les choses ne se sont pas passées comme prévu
L’Ukraine a résisté, les États membres de l’OTAN, avec la bénédiction et le soutien de la Maison-Blanche, ont fourni à Kiev l’aide technique, militaire et financière qui a permis aux Ukrainiens de ne pas être écrasés, sans leur donner la possibilité de vaincre, a interdit à la Russie de remporter la victoire, sans lui infliger la honte de la défaite, et ont trempé le gros orteil américano-européen dans l’eau glacée de la cobelligérance, sans aller jusqu’à y plonger. Résultat, à ce jour : autour d’un million de morts et de mutilés, et 20 % du territoire ukrainien aux mains de la Russie, qui devrait garder ou plutôt recouvrer la possession de la Crimée et du Donbass, aux termes des négociations que Moscou et Washington ont entamées et comptent apparemment mener à terme en écartant, autant que faire se pourra, de la table des pourparlers, du cessez-le-feu, de l’armistice et d’une hypothétique paix à venir aussi bien l’Ukraine meurtrie, ravagée, décimée, exsangue, que les quelque trente pays européens qui aimeraient avoir voix au chapitre. Mais la morale et la justice n’ont pas reçu, à ce jour, leur carte d’invitation. Ainsi va le monde, qui redécouvre ou feint de redécouvrir que les relations internationales sont soumises à des rapports de force qui piétinent allègrement les principes du droit. Comme à l’époque de Bismarck, de Napoléon, de Louis XIV, de Gengis Khan, de Jules César et de Ramsès II, trois mille ans avant la SDN et l’ONU. À moins que…
À moins que l’Europe, n’écoutant que son courage – qui, jusqu’à présent, lui a déconseillé de s’engager officiellement, entièrement et réellement dans la guerre, autrement dit d’accepter d’y payer le prix du sang et des larmes -, ne franchisse le pas et remplace, en substituant son aide à la leur, place pour place, euro pour dollar, sanction pour sanction, les États-Unis désormais défaillants. Sans hésiter à aller plus loin.
C’est ce que donneraient à croire, s’ils étaient suivis d’effet, les gesticulations, concertations, postures, propos, et engagements de principe qui se sont multipliés, ces derniers jours, entre les dirigeants civils et militaires de l’Union européenne et de quelques pays alliés. De cette suractivité où la France, en tout cas le chef de l’État qui parle en son nom, a joué incontestablement un rôle moteur, que retenir à ce jour, en quelques mots ?
Si menace russe il y a, ce n’est ni pour aujourd’hui ni pour demain
La machine de propagande qui s’est mise en marche a joué d’abord, avec une efficacité certaine, sur le registre éprouvé et classique de la peur. Comme en 1814, lorsque les chevaux des Cosaques (au fait, russes ou ukrainiens ?) s’abreuvaient dans la Seine, comme en 1981, lorsque les chars soviétiques étaient censés faire leur plein de carburant aux stations-service les plus proches des Champs-Élysées… l’ogre russe serait prêt, après avoir avalé l’Ukraine, à absorber les pays baltes, puis la Pologne, la Roumanie, puis l’Allemagne, puis la France, en attendant sans doute de régler leur compte aux États-Unis… Fable ridicule, et qui trouve des auditeurs crédules ! Comme si Poutine, atteint de maladie mentale, n’était pas le premier averti et le premier conscient des faiblesses, des lacunes, des vulnérabilités militaires, politiques, financières et démographiques de son armée, de sa société et de sa popularité. Comme s’il n’avait pas pris un soin extrême, depuis trois ans, à ne menacer, à ne provoquer, à ne chatouiller aucun des pays membres de l’OTAN, à ne répondre à aucune de leurs provocations ou de leurs ingérences… Si menace russe il y a, ce n’est ni pour aujourd’hui ni pour demain… Pas plus qu’une éventuelle menace européenne.
Car les experts occidentaux n’ont nullement caché que, même si les « puissances » européennes, excluant les États-Unis, adoptaient, lançaient et concrétisaient les plans de réarmement qui sont actuellement envisagés, ce n’est pas avant cinq à dix ans que l’on en verrait les effets. Voilà qui laisse du temps à M. Poutine et à ses successeurs, comme à M. Macron et aux siens, pour garder ou retrouver mesure, sang-froid et sens des réalités.
Littérature et imposture
En attendant, ce n’est qu’à un lointain prédécesseur de M. Macron, un certain Charles de Gaulle, homme de guerre et homme d’État, que la France doit d’être encore écoutée et considérée, en dépit de la paralysie de ses institutions, de la stagnation de son économie et de la médiocrité de ses dirigeants. La force de dissuasion, voulue et imposée par ce grand homme, nous préserve des agressions et pourrait étendre son ombrelle sur nos voisins européens. Tout le reste est littérature et imposture.
Ainsi de l’institution théâtrale d’une « économie de guerre » qui relègue au second plan les difficultés présentes et reporte sur les Présidents et les gouvernements à venir la reconstruction de notre économie, fragile, de notre société, malade… et de notre défense, squelettique. Ainsi de cette référence inédite à la patrie – en danger – et de cet appel solennel à la cohésion nationale qui a fait regagner quelques points, dans les sondages, au locataire mauvais payeur de l’Élysée. Ainsi, surtout, de ce climat de guerre, de cette atmosphère de guerre qui, préparant les médias et l’opinion à l’idée d’une guerre possible, probable, nécessaire, inévitable, fatale et bien sûr « patriotique », imposent la retenue, voire le silence et la censure à toute opposition. Emmanuel Macron, fidèle à lui-même, tente, avec succès dans l’immédiat, de greffer une grossière opération politicienne sur une crise qui nous rappelle, hélas, qu’il ne suffit pas qu’une situation soit dramatique pour que surgisse et s’impose le grand acteur qu’appelleraient les circonstances. ■ DOMINIQUE JAMET