
Rendez-vous compte, ajourd’hui les deux tiers des produits que nous consommons sont fabriqués en dehors du pays. Or nous avons au bas mot 6 millions de chômeurs.
Entretien par Jean-Baptiste Roques.
Cet entretien à notre avis intéressant est paru dans Causeur hier jeudi 27 mars. Les propos sont riches et divers. Sans obligation d’adhérer à tout. La liberté d’esprit devient une denrée rare et précieuse, à force d’interdits de tous ordres, de plus en plus contraignants et même répressifs. Pierre Vermeren sait ne pas s’en embarrasser.
« Nous perdons même notre souveraineté alimentaire, un véritable crime. »
Pour l’historien Pierre Vermeren, la hausse de la fiscalité au détriment d’économies budgétaires accélère les délocalisations et l’endettement public. Cette politique mène à la ruine. Mais dans ce marasme économique, l’auteur de La France qui déclasse (Tallandier) n’absout pas le patronat de ses responsabilités.
Causeur. Le gouvernement a décidé de surtaxer en 2025 les entreprises qui réalisent plus d’un milliard d’euros de chiffre d’affaires en France. A-t-il bien fait ?
Pierre Vermeren. Comme ses prédécesseurs, François Bayrou a préféré remettre à plus tard les mesures d’économie budgétaire qui s’imposaient. Il n’a dès lors eu d’autre choix que d’augmenter les impôts. C’est désastreux. Pour les salariés, parce qu’ils sont moins bien payés que dans d’autres pays. Pour les patrons, parce que leurs capacités d’investissement sont rognées. Pour l’État, parce qu’il continue de creuser son déficit. On s’est enfermés dans un système qui n’est pas tenable à long terme, mais chaque nouveau gouvernement le reconduit quand même, en espérant que cela tiendra jusqu’à la fin de son mandat.
À l’annonce de la surtaxation, on a vu réapparaître la focalisation, très française, sur les « riches ». D’où cela vient-il ?
C’est vieux comme la République ! Seulement, je crois que ce phénomène serait moins marqué si notre pays s’était mieux prémuni, depuis quarante ans, contre la désindustrialisation et l’immigration, deux des principaux facteurs de la crise économique dans laquelle nous sommes embourbés. S’il y avait des millions d’emplois en plus en France, si la production était assurée sur le territoire et pas dans des pays à bas coûts, la démagogie anxiogène de Jean-Luc Mélenchon et de Sophie Binet serait moins audible.
On comprend que les délocalisations soient un facteur de crise. Mais pourquoi l’immigration le serait-elle aussi ?
Parce que nous ne sommes plus dans les années 1960. À l’époque, notre industrie, très performante, avait besoin de main-d’œuvre et allait la chercher non seulement dans les campagnes et dans le vivier de la population féminine, mais aussi dans les anciennes colonies. Seulement, à partir de la fin des années 1970, l’immigration de travail a été remplacée par une immigration familiale à des fins de consommation. Les millions de nouveaux arrivants, notamment originaires d’Afrique, présentent un taux d’emploi plus faible que la moyenne nationale. Certes, le secteur tertiaire continue de faire venir de l’étranger des agents de service sans qualification, qui présentent l’avantage de trimer en silence et loin des syndicats, mais l’essentiel des nouvelles vagues migratoires n’est pas dans ce cas, et subvient à ses besoins grâce aux aides sociales (inexistantes dans leurs pays). En somme, l’endettement public permet à une portion croissante de notre démographie de se nourrir et de se vêtir dans les hypermarchés, de communiquer et de se divertir avec ses smartphones et d’habiter notre parc HLM, donc de contribuer à maintenir l’économie du pays… sans produire de richesse. La grande distribution et les banques profitent à plein de cette manne, de sorte qu’ils sont devenus, à la place des industriels, le noyau dur du capitalisme français. Ce qui explique que Michel-Édouard Leclerc ait soutenu les récentes mesures fiscales de Bayrou. Il est pour ainsi dire le porte-parole des gagnants de la politique de la demande.
Mais pourquoi rejeter cette politique si elle fait des heureux ?
Parce qu’elle accélère les délocalisations et l’endettement public, et ne peut aboutir qu’à la ruine. Rendez-vous compte, aujourd’hui les deux tiers des produits que nous consommons sont fabriqués en dehors du pays. Or nous avons au bas mot 6 millions de chômeurs, et pas 3 millions comme semblent le dire les chiffres officiels, car on oublie trop souvent tous ceux qui ne sont pas dans les radars de France Travail. Si bien qu’aujourd’hui il est devenu plus intéressant d’acheter des bons du Trésor et, à travers eux, d’entretenir l’État social consumériste, plutôt que de se risquer à investir dans la recherche/développement ou l’industrie. Bref, au lieu de miser sur la qualité, le progrès et l’innovation, notre croissance repose sur les masses. À cet égard, nous ressemblons à l’Union soviétique.
Quelle est la responsabilité des patrons dans ce sombre tableau ?
Elle n’est pas mince. L’originalité de la Ve République, c’est la fusion des élites, avec des énarques qui dirigent l’État, mais qui sont aussi présents dans les conseils d’administration des grandes entreprises. Une tendance qui a été amplifiée par les privatisations des années 1980 et 1990.
Ces élites économiques sont-elles comptables de la désindustrialisation et de l’immigration ? N’ont-elles pas plutôt été contraintes de s’adapter à un contexte mondial d’ouverture des frontières qu’elles n’ont pas choisi ?
N’oubliez pas que les dirigeants des grands groupes français ont été parmi les plus chauds partisans de la mondialisation après la chute du mur de Berlin. Ils rêvaient alors de forger un pays leader en matière de consommation et de tertiarisation. Rien ne les y obligeait. Ils auraient pu au contraire imiter leurs homologues allemands, qui ont tenu à conserver une base productive puissante sur leur territoire. Résultat, outre-Rhin, il y a moins de déficit public, moins de chômage, moins d’importations – au contraire, il y a un énorme excédent du commerce extérieur. En d’autres termes, la crise économique française est une coproduction de notre classe politique et de notre patronat.
Comment redresser la barre ?
Le seul moyen serait de sanctuariser à l’échelle nationale un certain nombre d’industries, comme cela est déjà le cas, souveraineté oblige, avec notre secteur de l’armement, qui est en conséquence l’un des meilleurs au monde.
Emmanuel Macron n’a-t-il pas pris conscience de cette nécessité ? Il a remis en route la filière nucléaire civile, promu une loi de programmation militaire ambitieuse et il vient d’annoncer un plan pour la création de gigantesques serveurs d’intelligence artificielle en France. N’est-ce pas le discours de souveraineté que vous attendiez ?
Ce n’est à ce stade qu’un discours. Dans les faits, il n’y a pas plus d’emplois industriels aujourd’hui qu’en 2017. On peut à la rigueur créditer Macron d’avoir changé son discours.
Que devrait-il faire de plus alors ?
S’attaquer aux dogmes selon lesquels l’immigration hors main-d’œuvre qualifiée et le libre-échange seraient nécessairement enrichissante. Mais il s’y refuse totalement. Il a déjà oublié ses belles paroles d’après Covid, quand il promettait de recréer une industrie du médicament. Cinq ans plus tard, on attend toujours, et nous perdons même notre souveraineté alimentaire, un véritable crime. ■