
Pour qui cherche à comprendre et prévoir autant qu’il est possible les perspectives d’avenir de l’univers géopolitique où nous sommes.
Par Joan Larroumec.
Une étude mise en ligne sur sa page FB le 27 mars 2025.
Rappel de comment fonctionnait l’Empire américain jusqu’à il y a 5 minutes.
1) Une seule zone d’influence sur terre, la zone américaine.
– Jusqu’en 1945, chaque grande puissance se créait sa zone d’influence, son mini-empire, dans lequel elle assurait la sécurité des échanges, s’approvisionnait en matières premières et pouvait exporter.
– En 1945, les États-Unis mettent fin à ce système en se partageant le monde avec l’URSS. Désormais, il n’y aura plus que deux zones d’influence. Les USA et la Russie le rappellent aux Anglais et aux Français en 1956 à Suez, quand ces derniers pensent encore pouvoir faire les gendarmes dans leur ancienne zone d’influence.
– Après la chute de l’URSS, il n’existe plus qu’une seule zone d’influence sur terre : la zone américaine, appelée « communauté internationale ».
– Tout le monde est le bienvenu pour rejoindre l’empire américain : il suffit de se soumettre aux règles américaines, de commercer en dollars et, bien souvent, d’accepter quelques bases militaires.
– Cela signifie que désormais, le monde entier est dépendant de l’armée américaine pour ses approvisionnements, notamment en pétrole.
2) La vassalisation militaire
– Avec l’OTAN et les différentes alliances dans le Pacifique, les États-Unis s’assurent :
* de la non-prolifération nucléaire en offrant leur parapluie ;
* que les armées de leurs vassaux leur restent dépendantes, en leur fournissant une logistique clé que ces derniers ne développent donc pas en interne (ravitaillement, information, logiciels, pièces de rechange, etc.). De facto, les États-Unis disposent des seules armées capables d’agir indépendamment, tandis que toutes les autres ne sont que des supplétifs ;
* de la bonne santé de leur complexe militaro-industriel, puisque le prix à payer pour être protégé par l’empire est l’achat de matériel américain.
3) La vassalisation idéologique
– Les États-Unis imposent leur idéologie à leur empire, s’assurant ainsi la coopération des élites et l’admiration des peuples soumis. Le fameux « soft power ».
- a) Promotion de la langue anglaise afin que tout le monde pense et réfléchisse dans la langue de l’empire.
- b) Promotion d’Hollywood (petit rappel : l’une des conditions du plan Marshall fut que la France accepte d’ouvrir son marché au cinéma hollywoodien). Hollywood travaille main dans la main avec la CIA et l’armée américaine pour valider l’image des États-Unis dans leur empire. La France est ainsi régulièrement représentée comme les méchants après notre refus de faire la guerre en Irak. Le script du film « Master and Commander », sorti à l’époque, a même été changé au dernier moment pour que la flotte ennemie soit la flotte napoléonienne.
- c) Des universités américaines dont l’objectif structurel est de former l’élite mondiale tout autant, sinon plus, que l’élite nationale.
- d) Des programmes d’influence veillant à ce que l’idéologie américaine se répande bien dans l’empire : programme Young Leaders (auquel ont participé bon nombre de nos ministres), USAID qui finance notamment la formation des journalistes dans le bon cadre idéologique dans la plupart des pays vassaux et une bonne partie du monde associatif, etc.
- e) Les réseaux sociaux qui, par leurs algorithmes, permettent de créer du consensus idéologique et de manipuler les foules. Chaque fois que l’Europe a essayé de réguler un peu les GAFAM, de lourdes menaces de rétorsion ont été brandies.
4) La vassalisation juridique
– L’extraterritorialité du droit américain, qui permet de maltraiter à volonté les entreprises des pays vassaux (cf. Alstom, pour forcer la vente). Elle permet aussi d’imposer sa volonté, notamment en matière de boycotts, à tout l’empire (forçant par exemple les entreprises françaises à quitter l’Iran).
– ONU, OMC, OMS, etc. : tout le système d’organisations internationales est sous domination financière et idéologique américaines, pour servir de relais à une domination par le droit. Le droit international y est souvent un autre nom du droit américain.
5) La vassalisation technologique
– Les GAFAM sont partout et indispensables au fonctionnement de l’économie des vassaux : ils gèrent toute l’infrastructure technologique, des serveurs aux systèmes d’exploitation. Cela crée une dépendance technologique absolue (si demain les USA coupent Windows, macOS et les centres de calcul, plus rien ne fonctionne dans l’empire : hôpitaux, ministères, systèmes de transport, etc.).
– Le rachat de pépites européennes : une politique à la fois délibérée pour rendre les pays vassaux dépendants, et un système dans lequel toutes les start-up européennes intéressantes finissent rachetées par des GAFAM. Ainsi, tout l’écosystème mis en place pour favoriser les start-up — en France la BPI, par exemple — permet de faire émerger des pépites technologiques qui tombent ensuite dans l’escarcelle des GAFAM. Nous faisons la R&D des GAFAM.
– Les centres de recherche des GAFAM en Europe : les cerveaux européens travaillent à construire la propriété intellectuelle et la technologie américaines, directement depuis chez eux.
6) La vassalisation économique
– Le financement des déficits jumeaux par le dollar : comme ils ont imposé le dollar comme monnaie de réserve mondiale et comme monnaie des échanges internationaux (notamment pour le pétrole), la demande de dollars est insatiable. C’est là le cœur de la puissance économique américaine.
Normalement, un État qui dépense plus qu’il ne gagne trop longtemps finit rattrapé par une crise de la dette. Les États-Unis, eux, peuvent imprimer des dollars à l’infini, qui seront absorbés par l’empire et ne représenteront qu’une inflation limitée sur leur territoire. Idem pour le déficit commercial : grâce au dollar, ils peuvent financer à l’infini leurs importations, c’est-à-dire obtenir tous les biens et services qu’ils souhaitent de la planète, essentiellement gratuitement en imprimant des billets.
– IDE massifs et marchés financiers : comme la planète entière se retrouve avec des dollars, elle doit bien les investir quelque part, et ces dollars reviennent nécessairement aux États-Unis.
Cela crée un flux infini investi en bourse, donnant un pouvoir financier incommensurable aux entreprises et fonds américains (qui peuvent ensuite racheter toutes les pépites des pays vassaux et prendre des morceaux complets de leur économie Ainsi environ 15% des dividendes versés par le CAC40 va directement aux Etats-Unis ).
Même Mistral est désormais quasiment américain, car le système financier américain est pratiquement le seul capable de fournir les montants nécessaires.
– Captation des talents : comme les entreprises américaines regorgent de dollars — à la fois grâce aux fonds des vassaux qui viennent s’investir chez elles, et au fait qu’elles détiennent des monopoles sur l’empire — les salaires américains peuvent être le double ou le triple de ceux pratiqués ailleurs. Les États-Unis peuvent donc vider l’empire de ses cerveaux, renforçant leur domination et affaiblissant leurs vassaux.
Cet empire 2.0 était donc d’une redoutable efficacité. En 75 ans, il a rendu les États-Unis toujours plus puissants, tandis que les pays vassaux s’affaiblissaient (en relatif). Comme tous les empires, il était fondé sur l’armée et son réseau de bases militaires, mais son fonctionnement complexe, son système de taxation par le dollar et sa puissance idéologique ont fait qu’il paraissait essentiellement être une alliance volontaire de pays placés sous une domination américaine jugée bienveillante.
Pourquoi donc les États-Unis sont-ils en train de démanteler leur empire ?
Plein de raisons :
1) La lutte contre la Chine post-Covid / le besoin d’une nouvelle stratégie
– La Chine a une population suffisamment grande pour avoir réalisé le tour de force de construire sa propre indépendance sans empire (elle a désormais même son propre OS, Harmony OS, et n’utilise bientôt même plus Windows). L’empire semi-volontaire américain a montré sa fragilité avec le Covid : de nombreux vassaux pouvaient choisir de se mettre en retrait pour privilégier leurs intérêts nationaux, fragilisant ainsi les USA. D’où l’idée d’intégrer l’empire, c’est-à-dire d’instaurer une domination plus formelle sur les endroits clés, quitte à se débarrasser des poids morts.
2) Effondrement et appauvrissement des vassaux dans le système impérial
– Après 75 ans à vampiriser son empire, celui-ci s’est considérablement affaibli, et une grande partie de ses richesses a déjà été transférée vers la métropole. Cela modifie la perception du rapport coût/bénéfice de l’empire. Pourquoi continuer à payer pour la protection des Européens, maintenant que leurs marchés sont amorphes, que toute leur technologie a été volée, et que leurs meilleurs cerveaux travaillent pour des entreprises américaines ?
3) Une idéologie anti-gauche démocrate / guerre culturelle
– Une grande partie du système impérial étant étatique, il est, comme très souvent pour les structures d’État, dominé par un appareil plutôt démocrate. D’où le fait que la domination idéologique américaine sur l’empire est aussi une domination idéologique démocrate, qui promeut à la fois une vision du droit des minorités sur base communautaire et des intérêts financiers.
– La guerre civile américaine, qui est une guerre culturelle entre républicains et démocrates, se traduit aux États-Unis par un démantèlement de l’État démocrate. C’est tout l’objectif de DOGE, qui consiste à sabrer les fonctionnaires démocrates, à faire chuter les subventions aux universités, aux journalistes, à USAID, etc. Dans ce cadre, le démantèlement de l’appareil impérial est un effet collatéral du démantèlement de l’appareil d’État démocrate.
4) Une partie de la population américaine ne souhaite pas être un empire
– Les États-Unis sont historiquement un État-nation. Le passage à l’empire n’a jamais été explicité ni justifié auprès de la population, qui comprend mal les avantages qu’elle en retire. En revanche, elle en voit clairement les coûts : concurrence avec une immigration nombreuse et très qualifiée (polémiques sur les visas H1B), institutions partiellement au service de populations étrangères (Jay-Z lui-même s’agaçait de voir que les programmes pour Noirs d’Harvard profitent davantage à l’élite africaine qu’aux Afro-Américains), et envoi du « petit peuple » mourir dans des guerres (Irak, Afghanistan) qui apparaissent comme des guerres d’empire, et non de défense de la sécurité des leurs.
– En outre, les plus pauvres constatent que leur statut relatif décline et que leur richesse n’augmente pas, tandis que les élites américaines profitant du système impérial sont de plus en plus riches. Ils se rebellent donc contre ce système impérial qu’ils perçoivent comme défavorable. C’est toute la partie populiste MAGA de la coalition Trump.
5) De la bêtise à courte vue / oubli des fondamentaux (comme l’Allemagne avec l’énergie)
– L’affaire des messages Signal qui ont fuité montre que J.D. Vance déteste l’Europe pour des raisons principalement affectives et rejette le rôle impérial des États-Unis tout simplement parce qu’il ne perçoit pas l’intérêt que son pays en tire. Quand il explique qu’il n’aimerait pas intervenir au Yémen parce que seuls 3 % des approvisionnements américains sont menacés, contre 40 % pour les Européens — ce qui lui donne l’impression de travailler gratuitement pour d’autres — il n’a visiblement aucune conscience du fait que c’est le prix à payer pour que les armées européennes demeurent dépendantes de l’armée américaine, et que tout ce beau monde commerce en dollars, condition indispensable pour financer le déficit infini des États-Unis.
– On ne peut pas non plus écarter l’idée que l’empire 2.0 américain fut une construction si complexe et si peu explicitée (pour des raisons stratégiques, il ne fallait pas que les vassaux se rendent trop compte de leur statut) que les nouvelles générations de politiciens, extérieures à l’appareil d’État démocrate traditionnel, n’ont pas bénéficié de la transmission orale et artisanale des secrets nécessaires au maintien de l’empire. Elles se retrouvent alors complètement à l’ouest et ne réalisent pas ce qu’elles sont en train de brader.
Quoi qu’il en soit, il est fascinant d’assister au démantèlement, pierre par pierre, de cette fantastique construction qu’a été l’empire américain. ■ JOAN LARROUMEC