
Par Ghislain de Montalembert.
Talleyrand appelait cela des « douceurs » que l’Ancienne France connaissait et pratiquait fort bien. On croyait les privilèges abolis. Et bien sûr il n’en est rien. Sitôt abolis, sitôt rétablis. On le verra dans cette publication riche d’exemples. (Figaro magazine du 29 mars). La Ve République déclinante les connaît fort bien, insolents en un temps de déclassement du pays. Je Suis Français.
Dans une enquête implacable, le journaliste Olivier Calon dresse l’inventaire des privilèges dont bénéficient certaines professions protégées ou appartenant à la sphère publique. «Des avantages acquis» dont le coût annuel serait de l’ordre de 23 milliards d’euros.
Voilà un livre qui tombe à pic : alors que la France s’interroge sur les moyens de trouver les milliards nécessaires pour remettre ses finances publiques d’aplomb – mais aussi se réarmer face aux menaces qui grondent aux portes de l’Europe –, le journaliste Olivier Calon passe en revue les coûteux privilèges de la République. Autant de pistes d’économies possibles pour un gouvernement qui, négligeant le risque d’une guerre sociale (bien réel au pays des avantages acquis !), aurait le courage de donner un coup de pied dans la fourmilière.
Dans le collimateur d’Olivier Calon, on trouve pêle-mêle la SNCF, le Parlement, les anciens présidents de la République et anciens premiers ministres, les intermittents du spectacle, les aiguilleurs du ciel, les armateurs, EDF, la fonction publique… Sans concession, l’auteur examine les coûteuses subtilités des statuts des uns, les avantages méconnus des autres (salaires et traitements, temps de travail, prestations sociales, comité d’entreprise, logement… ). « En France, pays de la nuit du 4 août 1789 et de l’égalité inscrite au fronton des mairies, on adore profiter de ses propres privilèges tout en dénonçant ceux des autres », s’étonne Olivier Calon.
Le général de Gaulle, en son temps, s’amusait déjà de ce paradoxe expliquant en partie pourquoi la France est devenue, en l’espace de quelques décennies, la championne du monde des dépenses publiques : « Tout Français désire bénéficier d’un ou plusieurs privilèges ; c’est sa façon d’affirmer sa passion pour l’égalité. »
Extraits
Du côté de la Banque de France
« Flexibilité, aménagement des horaires »,« très bon CE (comité d’entreprise) pour les voyages »,« frais de transport remboursés à 66 % »,« avantages sur les projets d’achat immobilier »,« beaucoup d’avantages sociaux »,« beaucoup de jours de congés »,« plan épargne avantageux »,« prestations sociales et chèques cadeaux »… Ce sont quelques témoignages d’employés de la Banque de France publiés sur Glassdoor, site d’informations partagées par des internautes sur leur propre environnement professionnel.
Sur le site Indeed, un autre employé témoigne au sujet des jours de congés : « 15 RTT + 25 CP + jours de fractionnement ». Enfin, le site Avantages Entreprises qui, comme son nom l’indique, met en avant les avantages proposés par certaines entreprises, écrit à propos de la Banque de France : « Jusqu’à 15 à 21 jours de congés supplémentaires, télétravail, jusqu’à 3430 à 5950 € de primes, intéressement ou participation, bonnes conditions de travail, indemnités transport, self, tickets restaurant, mutuelle, salle de sport, crèche, parking, comité d’entreprise, chèques vacances, tickets cinéma, subventions vacances, chèques cadeaux, culture et sport, formation professionnelle »… Bref, des avantages et privilèges de toutes natures.
Les employés de la Banque de France ne sont pas – vraiment – des fonctionnaires, mais bénéficient d’un statut particulier, à mi-chemin entre fonction publique et entreprise de droit privé. Résultat, ils cumulent les privilèges de la fonction publique – comme la sécurité de l’emploi (même si le licenciement existe en théorie, mais il faut vraiment y mettre du sien et commettre des actes répréhensibles…) ou l’absence de cotisation aux Assedic – et ceux du privé, comme l’intéressement.
Se penchant sur les avantages accordés aux employés de la Banque de France, le verdict de la Cour des comptes est net :
« Ils bénéficient d’avantages salariaux (intéressement, participation, épargne salariale, prime de départ en retraite) que l’on ne retrouve pas dans la fonction publique de l’État. » En cela, ils sont donc des employés privilégiés. Si la Cour fixe à 4807 € en moyenne la rémunération brute mensuelle des employés de la Banque de France, elle ajoute qu’il faut « par ailleurs tenir compte de la prime d’intéressement, de la participation et de l’épargne salariale, dont ils peuvent également bénéficier, et qui se sont traduites au total par des versements complémentaires de l’ordre de 3000 à 5000 € par an et par agent ces dernières années ; de même que de la prime de départ en retraite et de l’action sociale ». Effectivement, cela change la donne et améliore sensiblement les rémunérations… Selon la Cour, la prime d’intéressement représente une moyenne annuelle comprise entre 1000 et 3000 €, auxquels s’ajoute la participation aux résultats. C’est ainsi que les salariés de la Banque de France touchent en moyenne au moins 1500 € de plus que les fonctionnaires d’État.
La Cour, décidément sévère, reproche aussi à l’institution « ses dépenses d’action sociale trop élevées ». Elle explique que son comité d’entreprise reçoit une subvention de 17,3 millions d’euros par an, ce qui représente 2,6 % de la masse salariale. Beaucoup plus que les entreprises classiques qui en versent en moyenne 1 % à leurs comités d’entreprise. Résultat, les employés de la Banque de France sont choyés par ce (très) riche CE. La Banque de France possède également un parc immobilier aussi impressionnant que secret… Le chiffre d’un million de mètres carrés est couramment évoqué, même si l’établissement a commencé à se séparer de certains de ses biens. Ses employés, actifs et retraités, représentent près de 90 % de ses locataires, qui n’ont pas à se plaindre de leur bailleur dont plusieurs rapports du Parlement ou de la Cour des comptes ont souligné la mansuétude et le manque de rigueur. Le montant des loyers est ainsi inférieur de 30 à 50 % en moyenne aux prix du marché. Une bonne affaire donc pour les employés comme pour les autres locataires de ces logements qui, sans lien professionnel avec la Banque de France, profitent aussi de ses largesses…
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Vous avez dit Biatss ?
Selon les magistrats de la Cour des comptes, l’État lui-même, à travers son administration centrale, ne se montre pas toujours en conformité avec les dispositions qu’il impose, à grand renfort d’exceptions et au mépris des dispositions qui s’appliquent à tous. La Cour recense ainsi de nombreuses exceptions, qui sont autant d’illégalités et de privilèges. Parmi les catégories visées, celles que l’administration nomme le corps des Biatss (pour bibliothécaires, ingénieurs, agents administratifs, personnels techniques, sociaux et santé). Ces personnels non enseignants rattachés au ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche représentent l’équivalent de 77.000 temps pleins. Selon la Cour, ils travaillent 1467 heures par an au lieu des 1607 heures réglementaires, soit un déficit de 140 heures. Quels établissements sont coupables ? Tous, affirme la Cour, car aucune université ne respecte la durée légale du temps de travail. Des études de terrain ont montré néanmoins quelques différences. Ainsi, l’université de Toulouse-II arrive en tête des établissements où les agents travaillent le moins, avec un déficit de 255 heures, suivie de Paris-8 (239 heures) et de Rennes-II (234 heures).
Conséquence de cette situation générale, selon les magistrats de la Rue Cambon : « Cette situation induit un préjudice financier significatif. Elle représente en effet, pour 67 universités, un “déficit” total de 9,7 millions d’heures travaillées en 2022, soit l’équivalent de près de 6000 équivalents temps plein annuel travaillés […]. Valorisé en euros, ce déficit en heures travaillées s’élève au total, pour 65 universités, à 313,6 millions d’euros en 2022. Cela signifie qu’une partie de la masse salariale des universités, à hauteur du montant précité, “ne correspond pas au paiement d’heures travaillées en raison d’un temps de travail trop faible de leurs personnels non enseignants”. » Constat sans appel. Même si cette situation est la conséquence d’une réglementation complexe, comme le reconnaît la Cour : « Ce nombre dérogatoire de jours de congés, dont la nature juridique demeure ambiguë, est source de complexité, notamment en cas d’absences pour raison de santé. Il résulte de ce dispositif juridique complexe une diversité de pratiques dans les universités, qui peut présenter un caractère pénalisant pour les établissements. »
Ces avantages concernant le temps de travail sont-ils de nature à attirer les candidats ? Même pas.
Ces avantages concernant le temps de travail sont-ils de nature à attirer les candidats ? Même pas : le secteur peine à recruter, en raison de conditions de travail jugées difficiles et peu motivantes. Sur le terrain – comment s’en étonner ? –, les accusations de la Cour des comptes et sa volonté d’imposer un contrôle plus strict du temps de travail ont fait des vagues. Ainsi, en mars 2024, les personnels non enseignants de l’université de Montpellier ont manifesté leur mécontentement à la suite de la volonté de sa présidence d’accroître leur temps de travail annuel de 56 heures tout en supprimant trois jours de congés, avec une compensation financière sous la forme d’une prime mensuelle de 50 à 80 € net. Une pétition réclamant le statu quo a recueilli 1500 signatures.
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Intermittents du spectacle : un statut unique
L’exception culturelle française se traduit, entre autres, par une exception au régime général d’assurance-chômage pour ceux qui la font vivre et s’en revendiquent : le statut des intermittents du spectacle. Il existe deux catégories d’intermittents : les artistes (comédiens, musiciens, circassiens…) et les techniciens du spectacle (électriciens, décorateurs, maquilleurs…). Tous sont embauchés en contrat de travail à durée déterminée (CDD) ou en contrat de travail à durée déterminée d’usage (CDDU). Toutes ces catégories bénéficient d’un régime d’indemnisation chômage particulièrement généreux, ou protecteur, qui suscite régulièrement des polémiques en raison de son coût pour la collectivité. Administrativement, les artistes relèvent de l’annexe X, instituée en 1967, de la convention de l’assurance-chômage, les techniciens du spectacle, de l’annexe VIII, instituée en 1964. Historiquement, le régime salarié intermittent a d’abord été créé en 1936 à l’intention des techniciens et cadres du cinéma pour tenir compte des spécificités des métiers du spectacle, qui proposent la plupart du temps des missions de courte durée. Il fut ensuite intégré à l’assurance-chômage lors de sa création en 1965.
La spécificité de l’intermittent du spectacle tient tout entière dans son nom : il travaille par intermittence et alterne périodes de travail et périodes de chômage. Toutefois, officiellement, l’expression « intermittent du spectacle » ne désigne pas un statut professionnel, mais une forme particulière d’indemnisation.
Chaque année, près d’un milliard d’euros sont versés aux intermittents au chômage, qui ne représentent pourtant que 3,5 % des allocataires
Aujourd’hui, pour bénéficier du chômage, les artistes doivent justifier de 507 heures de travail au cours des 304 derniers jours, soit un peu moins de quatre mois, rapportées à un emploi aux 35 heures hebdomadaires. Les techniciens, de leur côté, doivent justifier du même nombre d’heures, mais au cours des 319 derniers jours. Selon l’Unedic, « dans les faits, la majorité des intermittents du spectacle travaillent chaque mois ; ils cumulent alors revenus et une partie de leur allocation. Ainsi, au cours d’une année normale, 95 % des allocataires intermittents cumulent salaires et indemnisation. Les allocations chômage représentent en moyenne 42 % de leurs revenus perçus (salaire + indemnisation). »
En France, 250.000 personnes bénéficient de ce régime (très) particulier. En instituant des règles spécifiques d’indemnisation plus favorables que celles du régime général, le régime des intermittents du spectacle déroge au principe de l’assurance-chômage selon lequel des cotisations égales doivent donner droit à des prestations égales. Économiquement, ce système, qui ne connaît pas d’équivalent dans la plupart des pays étrangers, est très coûteux : pour 1 € cotisé, l’assurance-chômage des intermittents du spectacle verse 4 € d’allocation. Ainsi, dans ce régime financé par l’État, les collectivités locales et les entreprises du secteur, les bénéficiaires touchent quatre fois plus qu’ils ne cotisent… Chaque année, près d’un milliard d’euros sont versés aux intermittents au chômage, qui ne représentent pourtant que 3,5 % des allocataires. Avec pour conséquence un déficit structurel de leur régime s’élevant à environ 1 milliard d’euros chaque année.
Les intermittents du spectacle ne sont pas concernés par le durcissement des règles de l’assurance-chômage de 2023 et gardent exactement les mêmes règles d’indemnisation, toujours au nom de l’exception culturelle française et de la précarité des métiers du spectacle. Paradoxe, de nombreux techniciens du spectacle pourraient trouver du travail en dehors de ce secteur dans certains métiers dits « en tension », comme les électriciens ou les maçons. Mais pourquoi accepteraient-ils de travailler ainsi puisque cela les ferait sortir du régime si favorable de l’intermittence ? ■ GHISLAIN DE MONTALEMBERT