
« Boualem Sansal n’est pas seulement victime du pouvoir algérien, de sa fabrique du bouc émissaire, il est aussi victime du président Macron, victime du gouvernement français, lui qui a choisi la France, qui a choisi d’être Français. Boualem Sansal est le harki de la littérature. On sait combien les gouvernements français se sont montrés ingrats, lâches, et méprisants avec les harkis. »
Par Robert Redeker.
Cette tribune de Robert Redeker, noble et courageuse, comme toujours, est parue dans le Figaro du 1er avril. Le propos est remarquable même s’il arrive qu’on ne partage pas son avis sur tel ou tel point. La franchise et le courage sont sa marque de toujours. Le monde médiatique et intellectuel aurait sans doute dû lui réserver un plus large écho, au fil des années. Il est vrai qu’il n’entrait pas nécessairement dans les catégories inférieures où le monde médiatique et intellectuel d’aujourd’hui aime à se cantonner.
TRIBUNE – Depuis sa geôle algérienne, l’écrivain ne peut compter ni sur l’action d’Emmanuel Macron ni sur le soutien massif du monde culturel, déplore le philosophe Robert Redeker, qui plaide pour qu’il obtienne le prochain prix Nobel de littérature.
Robert Redeker est philosophe. Il vient de publier Descartes. Le Miroir aux fantômes (éditions de Cerf). À paraître le 9 avril : Éloge spirituel de l’attention (éditions Artège).
Qu’attendait-on du procès d’Alger contre Boualem Sansal ? On dira procès d’Alger comme, pour d’autres affaires analogues, l’on disait, aux temps sinistres du communisme, procès de Moscou, ou de Prague. On attendait ceci : que Sansal fût déclaré non coupable des faits imaginaires qui lui sont reprochés. Toute autre décision que la proclamation d’innocence serait une injustice. Eh bien, comme prévu, les juges aux échines pliées ont prononcé une autre décision. Ce procès est une copie conforme de ceux qui étaient montés contre des intellectuels dans l’URSS et ses États satellites de jadis. À l’instar des gouvernements communistes d’alors, le gouvernement algérien, pour maintenir la population dans un état d’hébétude, ressent le besoin de fabriquer des boucs émissaires en bricolant des actes d’accusation. C’est sur ce dernier que se décharge tout le ressentiment et la colère, amplement justifiés en Algérie, de la population. Innocent, tenu pour islamophobe, cosmopolite, ami de la civilisation française, ami d’Israël, francophile et judéophile, Sansal est un bouc émissaire parfait. Paratonnerre sur qui on fait tomber la foudre pour épargner le pouvoir, la fonction du bouc émissaire est d’être sacrifié pour pacifier la société. D’ailleurs, comme dans les procès de Moscou, comme à chaque fois que l’on désigne des boucs émissaires, la dimension antisémite surgit.
Boualem Sansal n’est pas soutenu massivement par le monde culturel français – les habituels mutins de panurge – parce qu’il a la réputation de ne pas être de gauche. Sa dilection pour Israël aggrave l’hostilité de la gauche culturelle et médiatique à son endroit. Rembobinons un instant le film de notre histoire récente. La gauche a organisé de grands rassemblements, mobilisé les philosophes et les artistes, des chanteurs de talent comme Bernard Lavilliers et Jean Ferrat, pour soutenir (en toute légitimité), dans les années 70 du siècle passé, du temps sombre de la dictature sanguinaire du général Pinochet, Pablo Neruda et Victor Jara, le poète et le guitariste. Magnifique chanson, La samba de Bernard Lavilliers est un très bel hommage à Victor Jara. J’aurais aimé que Lavilliers, qui a si talentueusement défendu Jara, fasse de même pour Sansal. Pour le moment, il s’en est bien gardé. Peut-être ses prises de position propalestiniennes ont-elles joué pour quelque chose dans cet assourdissant silence ? Je lui lance cependant un appel : Bernard, mets en une chanson ton talent au service de la libération de Sansal, dont tu ne partages pourtant pas les idées, mets-le au service de cette liberté artistique, de penser, d’écrire, que tu dis chérir. Pousse ton courage jusque-là : défendre le persécuté avec lequel tu n’es pas d’accord !
Boualem Sansal n’est pas seulement victime du pouvoir algérien, de sa fabrique du bouc émissaire, il est aussi victime du président Macron, du gouvernement français, lui qui a choisi d’être Français
S’étant mise en retrait de l’histoire, l’Europe sommeille devant les dangers qui la menacent, sur lesquels Sansal ne cesse de l’alerter. Avec l’embastillement de l’écrivain, l’Europe avait l’occasion de montrer au monde entier qu’elle reste digne de Voltaire, qu’elle demeure capable d’exiger d’un État non européen qu’il libère un citoyen-otage (prisonnier dans les geôles algériennes, Sansal possède la nationalité française). Notre président, Emmanuel Macron s’avère incapable de taper du poing sur la table, en lançant un «cette fois ça suffit» à la face du président algérien pour lui imposer la libération du citoyen français Sansal. Ce constat de faiblesse conduit à cette terrible conclusion : quoique français, Boualem Sansal n’est pas seulement victime du pouvoir algérien, de sa fabrique du bouc émissaire, il est aussi victime du président Macron, victime du gouvernement français, lui qui a choisi la France, qui a choisi d’être Français. Boualem Sansal est le harki de la littérature. On sait combien les gouvernements français se sont montrés ingrats, lâches, et méprisants avec les harkis.
Le harki est celui qui a perdu des deux côtés, l’Algérie et la France, l’abandonné des deux rives. Le gouvernement algérien veut faire payer le prix maximum en termes symboliques et en termes diplomatiques pour la libération de Boualem Sansal. Plus le prix symbolique, qui forcément, quel qu’il soit, abaissera la France, sera élevé, plus l’opération bouc émissaire sera une réussite pour le gouvernement d’Alger. La France a d’ores et déjà perdu. Comprenons : bouc émissaire, harki des lettres, Sansal est un otage. Il est un otage d’État.
L’inaction d’Emmanuel Macron et de François Bayrou, la lâche pantalonnade de la riposte graduée et de la mise en demeure sous six semaines, révèle cruellement la décomposition morale et politique du gouvernement français, exhibant aux yeux de tous que le roi est nu. Elle nous place en face du vide politique, intellectuel, et moral, que l’exécutif ne parvient plus à occulter. L’effet de sidération en est radical. L’inaction de Macron, de son gouvernement, en ce domaine comme en mille autres, et la lâcheté du monde intellectuel et culturel français, nous forcent à contempler quelque chose qui, comme la mort et le soleil, ne se peut regarder en face : le vide du pouvoir et de l’intelligentsia hexagonale. Le roi est nu et le spectacle en est effrayant parce que cette nudité est celle de la mort.
Trois récents prix Nobel de littérature sont Français : Annie Ernaux, Patrick Modiano, Jean-Marie Gustave Le Clézio. Ce n’est pas leur faire injure que d’affirmer que Boualem Sansal est aussi bon écrivain qu’eux ; je leur demande ceci : de militer auprès du jury pour que Sansal obtienne le prochain prix Nobel de littérature. Tous, nous pouvons rêver de le voir à l’automne prochain aller à Stockholm, y prononcer un discours à la hauteur de celui, inoubliable, d’Albert Camus, à cheval lui aussi entre la France et l’Algérie, en semblable circonstance. ■ ROBERT REDEKER