
« Je suis attaché autant qu’un autre à l’« universalisme européen », mais il n’y a pas d’accès immédiat à l’universel, on ne saurait vivre simplement « dans l’humanité ». La vie humaine réclame la formation d’associations particulières où les facultés humaines puissent se développer concrètement. On ne peut être authentiquement « ouvert au monde » que si l’on appartient d’abord à une communauté civique puissamment constituée, capable de produire et de transmettre une éducation commune riche et distincte. »
Entretien par Elisabeth Lévy et Jean-Baptiste Roques.
Ce long entretien de très grande importance, qui ne peut qu’intéresser ceux qui réfléchissent un tant soit peu dans notre école de pensée, est paru dans Causeur le 8 avril. Nous ne le commenterons pas, laissant au lecteur, le soin d’y trouver une réflexion d’une grande hauteur de vue, sur le rôle des nations, la juste idée de l’Europe qu’il convient d’avoir et en général sur l’ordre des sociétés, et sur le concert des nations. Car pour Pierre Manent, ce sont bien les nations qui portent l’essentiel de la responsabilité politique, en leur intérieur comme dans l’ordre international.
« En dépit des slogans idéologiques et des arguties juridiques, la source de toute légitimité en Europe réside toujours dans les nations (…) : lorsque les chefs d’État et de gouvernement se réunissent en Conseil, d’où procède leur légitimité ? De leurs nations respectives exclusivement. »
Pour le « plus profond des philosophes eurosceptiques » (selon le Weekly Standard), trois pressions extérieures s’exercent sur la France : à l’Est, Vladimir Poutine, à l’Ouest, Donald Trump, au sud l’islamisme. Face à ces menaces, il plaide pour que Paris s’écarte de la tentation fédéraliste et renoue avec l’idée gaullienne d’une Europe des nations.
Causeur. Dans le branle-bas international auquel nous assistons, il faut peut-être se poser des questions basiques, à commencer par celle-ci : quelle est la responsabilité des nations européennes si un pays européen est agressé ?
Pierre Manent. Cela dépend des nations. Certaines ne se sentent pas tenues à une responsabilité particulière par rapport à l’ensemble européen. Leur position géographique, ou leur expérience historique, les détourne de ce sentiment. Et puis il y a les pays qui estiment avoir des devoirs historiques vis-à-vis du continent, ou qui, par leur population, leur richesse ou leur force, ont un poids particulier : le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne, l’Italie… auxquels il convient sans doute d’ajouter aujourd’hui la Pologne. Mais de « petits pays » peuvent jouer un grand rôle par leurs initiatives et leur engagement, comme aujourd’hui le Danemark, ou les pays baltes. La responsabilité conférant des devoirs, c’est une obligation, pour chaque nation, de déterminer avec une certaine précision l’étendue et le caractère de ses responsabilités.
Cette responsabilité peut-elle être transférée aujourd’hui à l’Union européenne comme le suggèrent certains dirigeants, notamment Emmanuel Macron ?
Le porteur de la responsabilité ne peut être que la nation. Nos nations ont des responsabilités différentes puisque leurs capacités, leur influence, leur état moral, leurs choix sont différents. L’Union européenne n’est pas proprement un sujet politique, c’est une construction juridique par délégation des souverainetés nationales. En dépit des slogans idéologiques et des arguties juridiques, la source de toute légitimité en Europe réside toujours dans les nations gouvernées démocratiquement : lorsque les chefs d’État et de gouvernement se réunissent en Conseil, d’où procède leur légitimité ? De leurs nations respectives exclusivement. Les institutions européennes ne peuvent prétendre agréger les responsabilités nationales en une responsabilité politique de l’Union. Si l’on tient à parler d’une responsabilité politique de l’Europe, celle-ci résulte de l’action commune – de l’alliance – des différentes nations, chacune avec sa « part de responsabilité ». Que personne ne voie dans la guerre en Ukraine le moment propice pour un « saut fédéral » ! L’effort serait vain. Comment une horlogerie institutionnelle, élaborée sous le postulat d’une paix éternelle qui n’aurait jamais à être défendue, pourrait-elle être l’instrument de notre protection aujourd’hui que, de toutes parts, apparaît la vanité de cette hypothèse ? Les Européens et leurs nations se sont depuis trop longtemps cachés dans la foule européenne, foule sentimentale… Le moment est venu pour chacune de montrer ce qu’elle veut et ce qu’elle vaut. Nous voyons déjà se marquer une différenciation croissante entre les agents nationaux. Certains seront actifs et peut-être même « commandants », d’autres ne feront rien, ou même moins que rien.
Justement, la France n’a-t-elle pas des prétentions excessives ? Ne se croit-elle pas abusivement responsable des affaires du monde, en raison d’une forme de messianisme ?
Il est vrai que la France a parfois pris ou accepté des responsabilités politiques qu’elle n’a pas eu le courage, ou qu’elle n’avait pas les moyens, d’honorer, notamment dans l’entre-deux-guerres. Pourtant, si je déplore le contraste souvent choquant entre les paroles mirobolantes et la médiocrité des résultats, je crois qu’il y a quelque chose de juste et de noble, d’utile aussi, dans cette disposition : nous réclamons le droit de regarder l’état du monde avec nos propres yeux, et d’y agir selon notre jugement librement formé. J’en demande pardon à nos amis allemands, mais s’ils ont commis tant de bévues dommageables à l’Europe dans la période récente, c’est qu’ils s’étaient depuis trop longtemps accommodés de leurs dépendances croisées à la protection américaine et au gaz russe. On a beaucoup moqué la « folie des grandeurs » de de Gaulle. Aujourd’hui on se réjouit de disposer de la dissuasion nucléaire, qui n’existerait pas sans cette « folie ». Le « gaullisme », c’est la souveraineté de la France dans un ensemble européen que l’on doit souhaiter de plus en plus uni, avec une alliance américaine fort précieuse, mais sur laquelle il ne faut compter qu’avec prudence. La France exerce donc des responsabilités particulières liées à la dissuasion nucléaire qu’elle est la seule à maîtriser entièrement en Europe (le Royaume-Uni étant plus dépendant des Etats-Unis, voir l’article de Jeremy Stubbs pages 54 à 57 de notre magazine). Cela ne donne pas à notre pays le droit ni les moyens de jouer le chef de guerre, mais nous désigne comme l’un des pays les mieux placés pour orienter les énergies européennes.
Vous pensez que ce nouveau désordre mondial pourrait réveiller la volonté nationale en nous. Mais le séparatisme musulman et le terrorisme islamiste n’ont pas eu cet effet.
Vous avez raison, rien ne permet d’assurer que nos réponses seront à la hauteur des défis, qui sont à la fois intérieurs et extérieurs. Pour l’intérieur, chacun connaît la liste : désindustrialisation, dette publique, démographie, immigration, etc. Pour l’extérieur, je dirais que nous sommes soumis à une triple pression. Pression venue de l’Est bien sûr, l’agression russe en Ukraine ; mais aussi pression venue de l’Ouest, des États-Unis, qui ne date pas de Trump, si vous considérez l’usage arbitraire et exorbitant que les Américains font de l’extraterritorialité de leur droit ; et enfin pression venue du Sud, à la fois pression migratoire et pression politique des États. Ces trois pressions sont évidemment d’un caractère très différent, elles concernent des organes distincts du corps politique et affectent diversement son métabolisme, mais c’est un même corps civique qui doit fournir la réponse – une réponse synthétique qui associe un certain sentiment de soi avec le désir d’agir pour préserver notre liberté et notre forme de vie. Qui peut prétendre opérer cette synthèse, sinon la nation ? L’Union européenne peut tout au plus fournir l’organe du plus petit dénominateur commun entre les nations. C’est donc à la France en tant que nation de retrouver une certaine capacité d’action, pour la mettre au service de la cause commune quand il y a lieu, comme c’est le cas aujourd’hui avec l’Ukraine.
Devons-nous pour cela regagner de la puissance, particulièrement sous sa forme la plus crue – militaire ?
Regagner de la puissance militaire, bien sûr. S’agissant de puissance, le dédain du monde, amis ou ennemis, s’adresse à nos nations autant qu’à l’Union européenne. Voyez avec quelle brutalité moqueuse J. D. Vance a traité l’Europe et ses nations, ou de quelle façon l’armée française vient d’être chassée d’Afrique de l’Ouest. En tout cas, c’est à partir d’efforts nationaux, s’ils sont vigoureux et soutenus, que l’ensemble européen pourra dégager une force respectable. Un des aspects les plus encourageants de la vie européenne aujourd’hui, c’est la vigueur du désir de vivre et d’être libre des petites nations – voyez les pays baltes.
Vance a-t-il été si brutal et méprisant que vous le dites ? N’a-t-il pas plutôt essayé de nous alerter sur nos renoncements et nos faiblesses ?
Quand le vice-président américain dit aux Européens : « la liberté d’opinion chez vous laisse à désirer », je partage son opinion, mais pourquoi s’adresser à nous avec cette désinvolture moqueuse, sarcastique ? Comme s’il prenait plaisir à nous maltraiter. Si l’état de nos pays l’inquiète, il pouvait s’adresser à nous avec la gravité requise. En 1981, lorsque François Mitterrand a nommé des ministres communistes, le vice-président américain George W. Bush est venu à Paris pour s’en émouvoir. Mais il ne nous a pas engueulés ni humiliés.

Cette rudesse accrue des Américains n’est-elle pas un aveu de faiblesse ?
La nouvelle brutalité américaine est un phénomène complexe qui mérite d’être pris au sérieux. Je suis porté à penser que, si les nouveaux dirigeants ont à ce point rejeté les formes diplomatiques, ce n’est pas seulement pour le plaisir médiocre de « parler sans filtre », mais aussi parce qu’ils sont en proie à une certaine forme de panique. Quand Donald Trump demande aux Ukrainiens de rembourser les États-Unis, il choque par sa mesquinerie, mais il trahit aussi une angoisse devant la disproportion entre les engagements américains dans le monde et leurs ressources présentes. On retient les vantardises de Trump, la violence de ses attaques contre ses adversaires politiques, mais on ignore ses descriptions de l’état alarmant de la société américaine. Si les succès des grandes entreprises de la tech sont très impressionnants, ils ne doivent pas dissimuler le fait que des piliers essentiels de la puissance américaine sont aujourd’hui défaillants, y compris dans le domaine industriel. D’où les efforts frénétiques de Donald Trump pour faire revenir, ou faire venir, les entreprises américaines et non américaines aux États-Unis. Est-ce l’empire qui abuse de sa force, ou l’empire que sa faiblesse menaçante affole ? Impressionnés par l’énormité du budget militaire américain, nous sous-estimons l’affaiblissement de l’armée américaine. Encore inégalée dans le renseignement et les communications, et dans certains systèmes d’armes, elle n’a plus de quoi entretenir l’immense réseau de ses bases aux quatre coins du monde. Le déclin de sa flotte, instrument décisif d’un empire maritime, est particulièrement alarmant. La Navy est en train, ou en passe, d’être surclassée par la marine chinoise, alors que la construction navale aux États-Unis est exsangue. Si les choses suivent leur train, les États-Unis ne garderont pas longtemps, à supposer qu’ils les aient encore, les moyens de dissuader la Chine d’attaquer et conquérir Taïwan. Bref, ils ne pourront bientôt plus entretenir leur empire et dissuader les rivaux. Il faut garder ces faits en mémoire, non pour excuser ou légitimer les excès de Trump, mais pour savoir quel est précisément l’état du monde dans lequel nous devons agir.
Aujourd’hui, la polarisation s’accentue entre d’une part les pays qui misent en priorité sur la force pour régir les relations internationales et d’autre part ceux qui privilégient le droit. Or, on dirait précisément que nous sommes englués dans l’État de droit qui devient une toile d’araignée paralysante ?
Attention au « grand récit » européen ! « Ils » sont la force, « nous » sommes le droit. Si c’est vrai, faut-il s’en vanter ? Comment pouvons-nous à la fois déplorer l’impuissance européenne et célébrer notre Union fondée sur le seul droit… ? Si l’Europe a pu si longtemps imaginer qu’elle construisait une association exclusivement fondée sur le droit et les « valeurs », c’est non seulement parce qu’elle avait laissé à la force alors sans égale des États-Unis le soin de la protéger, mais aussi parce qu’elle jouissait du crédit et du prestige acquis pendant les siècles où elle a dominé le monde, par ses contributions à la science et au progrès social et humain certes, mais aussi par la force brute, y compris par la conquête. Nous ne recevons plus aujourd’hui les dividendes de notre force passée. Ils sont épuisés. Il nous faut reconstituer cette force ou périr. C’est aussi simple que cela.
Vous évoquez l’autre aspect du phénomène, à savoir la liquidation délibérée de notre force par la conception que nous nous sommes faite du droit ou de la justice, plus précisément par le sens que nous donnons aujourd’hui à la notion d’État de droit. Il ne s’agit plus simplement d’assurer l’impartialité et la régularité de l’action de l’État, de respecter la séparation des pouvoirs, de prévenir l’arbitraire… Il s’agit de prévenir tout abus en empêchant l’usage. Le régime représentatif dans lequel nous sommes supposés vivre encore a été largement privé de ses moyens de gouvernement par les hautes juridictions, non seulement européennes mais aussi et d’abord nationales. Toute décision du gouvernement motivée par le bien commun de la nation est a priori suspecte aujourd’hui. On craint qu’elle introduise une différence de traitement, une « discrimination », entre les citoyens français d’un côté, et les non-citoyens ou les hommes en général de l’autre. La jurisprudence du Conseil constitutionnel tend à résorber les droits du citoyen dans les droits de l’homme. Il ne faut pas s’étonner que la qualité de ses arguments laisse à désirer. Recouvrer la force perdue suppose d’abord de redonner ses droits à notre régime politique, le régime représentatif dans le cadre national, seul à même de joindre judicieusement le droit et la force.
Peut-être avons-nous besoin d’un ennemi – ou de la figure d’un ennemi – pour nous reconstituer en tant que communauté politique qui veut être maître de son destin ?
La vie politique est toujours une dialectique entre l’intérieur et l’extérieur. Nous sommes collectivement modelés par la manière dont notre mouvement intérieur rencontre le monde extérieur. Or, dans la mise en œuvre du projet européen, nous avons prétendu effacer la distinction entre l’intérieur et l’extérieur. D’un côté, nous nous projetons vers le « monde » non comme un « commun » qui a une « forme de vie » propre qu’il entend défendre, mais comme une proposition de « valeurs » destinées à effacer par leur simple « rayonnement » les divisions qui affectent l’humanité ; de l’autre et corrélativement, nous nous déclarons inconditionnellement ouverts au monde, offrant à tous les hommes l’hospitalité à laquelle ils ont droit en vertu de leur humanité. De quelque façon que l’on apprécie ces postulats, une chose est claire, ils interdisent toute formation d’un ensemble humain consistant. Quant à devenir « puissance », il n’y faut pas songer.
Je suis attaché autant qu’un autre à l’« universalisme européen », mais il n’y a pas d’accès immédiat à l’universel, on ne saurait vivre simplement « dans l’humanité ». La vie humaine réclame la formation d’associations particulières où les facultés humaines puissent se développer concrètement. On ne peut être authentiquement « ouvert au monde » que si l’on appartient d’abord à une communauté civique puissamment constituée, capable de produire et de transmettre une éducation commune riche et distincte.
Revenons-en à la situation géopolitique. Vous avez défini un objectif : retrouver une capacité d’action en tant que nation dans le cadre européen et en occupant sur le continent une place éminente parce que, tout de même, nous sommes la France. Qu’est-ce qui vous fait croire que ce sursaut adviendra ?
Je ne dis pas que ce sursaut adviendra, mais je veux croire qu’il est possible. Je mesure l’effet cumulé d’un demi-siècle de renoncements et d’abandons : la langue française, l’éducation primaire et secondaire, l’indépendance nationale, la transmission de la religion chrétienne… Quoi de plus démoralisant pour tout effort collectif que la maxime régnante : « mon désir, mon droit » ? Mais il y a toujours la « petite fille espérance », n’est-ce pas ? Sinon vous ne feriez pas Causeur ! N’oublions pas que nos adversaires ou rivaux ne sont guère brillants non plus. Sans parler de son régime et de la guerre cruelle qu’elle mène, la Russie se trouve dans un état social et moral lamentable. Quant aux États-Unis, je leur garde la gratitude que mérite leur contribution à la civilisation atlantique, leur démesure dangereuse et pourtant généreuse et finalement mesurée mais aujourd’hui, partagés entre la frénésie woke et la frénésie trumpiste, ils ne sont plus un objet d’admiration ou d’envie. Je pourrais évoquer d’autres parties du monde. Les présupposés de l’ordre d’après 1945 sont mis en cause, tout semble devenir liquide… Tout va donc dépendre de la manière dont les uns et les autres agiront. Qui sait ce que Trump fera demain ? Comment les choses vont évoluer sur le front ukrainien ? Je ne sais pas. Que va faire l’Allemagne ? Si on écoute le probable nouveau chancelier, Friedrich Merz, elle va faire le contraire de ce qu’elle a fait depuis vingt ans. J’en doute, mais je ne sais pas. En tout cas, nous Français, nous pouvons encore délibérer et décider, en tant que nation, de ce que nous voulons faire, si du moins nous nous rappelons que c’est là la raison d’être de la République et de sa Constitution. Un grand historien britannique pensait que le moteur de l’histoire était la dialectique entre le défi et la réponse au défi… Le défi est là, la réponse nous appartient.
Comment cela peut-il se traduire concrètement ?
Quant à la force, nous pouvons obtenir des résultats significatifs si nous avons un peu de suite dans les idées. L’esprit de suite, la constance sont plus importants que les idées, car les idées tout le monde les a, ce sont à peu près les mêmes dans tous les pays. En France, renforcer la réserve opérationnelle et citoyenne, donner un contenu réel au SNU, mettre sur pied quelque chose comme la « garde nationale » de jadis, l’objectif est clair. Il s’agit à la fois de libérer l’armée proprement dite des tâches de simple surveillance et de nous mettre collectivement dans une certaine disposition active. Il y faut simplement un peu de sincérité et un peu de constance. Commençons par là.
On veut rétablir la conscription alors que les Français refusent majoritairement de travailler six mois de plus !
Appeler les Français à se mobiliser pour leur pays exposé à une menace « existentielle », tout en leur promettant de ne pas augmenter les impôts ni de toucher à leur modèle social, cela fait surgir le doute, voire le soupçon. Mais il est trop facile de recenser les raisons de dire « à quoi bon ? ». J’essaie d’être encourageant.

La patrie a besoin de vous ! Cet emploi par le président de la République d’un terme aussi vertical a d’autant plus sidéré que ce discours va à l’encontre de tout ce qu’on nous dit depuis des décennies, notamment à l’École publique, où on nous apprend plutôt que c’est le pays qui a une dette envers nous. Comment opérer un renversement ?
Puisque la patrie a besoin de nous, c’est donc qu’elle existe et a besoin d’être défendue. Partons, ou repartons de là. Jean-Jacques Rousseau, qui déplorait en son temps l’effacement des nations dans une civilisation européenne gâtée par les jouissances et la vanité, appelait ses contemporains à retrouver le sens de la patrie. S’adressant aux Polonais opprimés par la Russie, il leur faisait remarquer qu’« il est naturellement dans tous les cœurs de grandes passions en réserve ». Avons-nous le désir de puiser dans ces « réserves » ? Sommes-nous sûrs d’ailleurs qu’elles existent ? Nous le saurons si nous essayons. Et vous avez raison, cet effort suppose un certain renversement du mouvement qui nous emporte depuis si longtemps. La classe éclairée s’était persuadée que l’avenir appartenait à ceux qui se laissent modeler par les flux – flux d’hommes, de marchandises, d’informations, etc. Nous découvrons la nécessité de nous rassembler, de nous resserrer, pour enfin à nouveau nous donner consistance. « Patriotes » ou « européistes », « nationalistes » ou « progressistes », nous savons ce qu’ils disent, mais nous ne savons pas, et ils ne savent pas, ce qu’ils feront. En deçà de l’effort de défense qui s’impose à tous, nous avons à conduire un effort de connaissance morale et pour ainsi dire intime, afin de nous informer de ce que nous sommes, voulons et pouvons – en somme, un examen de conscience en vue du commun, mais que chacun doit conduire pour lui-même. La jactance étant le vice et le fléau de tous les partis, le premier commandement est celui d’une certaine sobriété, non seulement de parole mais aussi de pensée. ■ PIERRE MANENT
Prix: 9,00 €
Propos recueillis par Elisabeth Lévy et Jean-Baptiste Roques
Magnifique article sur lequel personne n’est venu ajouter un commentaire. Même pas David Gattegno. Qui aurait eu sûrement bien des choses à dire ! Est-ce que la philosophie ne ferait plus recette même lorsqu’elle parle de politique ? Pierre.Manent relève la dignité de l’intellectuel dans une époque ou celui-ci n’en a plus guère du moins pas souvent et pas à cette altitude. Merci.
C’est que, cher Di Guardia, vous m’avez coupé l’herbe sous le pied. Pour ma part, je ne trouve rien à redire à ce très bel entretien. Pierre Manent est l’un des esprits les plus fins et les plus libres de notre temps et un philosophe politique de tout premier plan. On regrettera son libéralisme, mais sans oublier qu’il ne l’a jamais rendu aveugle aux limites de celui-ci et qu’il se fait de moins en moins important.
Le texte de Pierre Manent est magnifique, mais il parle au milieux d’un champs de décombres, qui envahit notre pays. Qui va prendre le relais et nous réveiller pour prendre notre destin en main? Je songe toujours à l’adolescent du film « Andréa Roublev » de Tarkovski qui retrouve le secret des fondeurs de cloche.