
« Le bistrot est le contraire d’un vase clos, d’un entre-soi délétère, les générations s’y rencontrent, peut-être est-ce l’unique endroit où des retraités et des jeunes travailleurs causent encore ensemble ? Ce lien fragile, qui paraît dérisoire dans l’Océan des interconnexions planétaires, est une source d’espoir. Tant qu’il y aura des bistrots, nous aurons quelque chose à nous raconter, à partager, à batailler. »
Par Thomas Morales.
Cet article écrit avec le talent que l’on connaît de Thomas Morales, que l’on a plaisir à retrouver, où tout est toujours joliment dit, est paru dans Causeur le 10 avril. Il nous change, des sujets de haute politique ? Est-ce si sûr ? Mais non ! C’en est un. Qu’ajouter à cet article bienvenu ? Qu’il est sagement identitaire. Il suffit de lire.
Mi-mars, les députés ont adopté une loi visant à faciliter l’obtention de la « précieuse » licence IV dans les communes rurales de moins de 3 500 habitants pour que les bistrots ne meurent pas. En attendant que ce texte soit approuvé par le Sénat, Thomas Morales se félicite de cette action en faveur du dynamisme, de l’attractivité et de la solidarité dans nos campagnes
Quand un bistrot disparaît dans un village, c’est une forme d’humanité silencieuse que l’on abat. On supprime un lieu de rendez-vous, une échappatoire à la solitude, une aire d’apaisement dans le fracas du monde, un lieu de vie qui serait à la fois une borne temporelle et une République en miniature.
Ces derniers temps, on médit beaucoup sur le travail parlementaire, sur l’impossibilité de trouver un compromis politique ; il semble pourtant que lorsque notre Nation est en danger, nos députés savent encore se mobiliser en votant une proposition de loi pour enrayer le déclin du zinc et assouplir le cadre législatif pour l’octroi de la célèbre licence IV dans les communes rurales.
Le réseau 1000 cafés a largement œuvré à cette prise de conscience en remettant le café au centre du village, c’est-à-dire en lui attribuant des vertus économiques et solidaires, touristiques et civilisationnelles. Il fallait oser dans un pays neurasthénique sur les addictions affirmer que le bistrot était le vecteur de l’intérêt général. Que le débit de boisson était intimement lié à la santé mentale de nos concitoyens les plus éloignés des centres urbains. « Quand le bistrot va, tout va » me disait ma grand-mère, négociante en vins des terres reculées. Elle se souvenait de l’époque bénie où chaque petite municipalité disposait d’une dizaine, voire plus, de cafés ; certains peuplés du matin au soir, brassant des ouvriers et des notables, d’autres tenus par une seule patronne sans âge, modeste troquet ressemblant à une salle à manger en formica avec napperons accordés qui ne voyait qu’un client par jour, lui arrondissant ainsi sa pension de veuve de guerre. Sans le bistrot, sans cet épicentre, la province perdrait son socle unificateur et son forum nécessaire à toute cohabitation heureuse. Sans cette halte au milieu d’autres humains, dans leur différence et leur complexité, leur joie et leur peine, la vie de chacun serait seulement orchestrée, régie, cadenassée par la virtualité des réseaux. Voulons-nous que les campagnes soient des citadelles à l’abandon ? Car les chiffres font froid dans le dos, la désertification s’est même accélérée ces dernières années. On comptait 500 000 bistrots au début du XXème siècle, 200 000 il y a 50 ans et moins de 35 000 en 2020. Le Covid et son long cortège de restrictions auront achevé ce processus de délitement. On pourrait s’en amuser, figer le bistrot dans un folklore dépassé, une bigoterie populaire charmante mais complètement anachronique, le discréditer en raison des ravages de l’alcool et oublier sa participation active à la cohésion d’un « territoire ». Au bistrot, on retrouve les copains, ceux de toujours, de l’école communale et même ses ennemis héréditaires, on y parle, on y joue, on y philosophe, on y marchande, on y dit beaucoup de conneries, c’est la grandeur d’une vieille nation, on y boit aussi de la limonade, parfois on y mange, on y lit la Presse Quotidienne Régionale, on y commente le match du dimanche et les interventions télévisées d’un candidat putatif, on y blague, on se moque et on pleure quand nous apprenons le décès d’une connaissance. Il est notre frise chronologique, notre Lavisse couleur café. Le bistrot est le contraire d’un vase clos, d’un entre-soi délétère, les générations s’y rencontrent, peut-être est-ce l’unique endroit où des retraités et des jeunes travailleurs causent encore ensemble ? Ce lien fragile, qui paraît dérisoire dans l’Océan des interconnexions planétaires, est une source d’espoir. Tant qu’il y aura des bistrots, nous aurons quelque chose à nous raconter, à partager, à batailler. Il suffit de se promener partout en France, du Berry au Pays du Léon pour constater qu’une pléiade de gens n’appartenant pas aux mêmes classes d’âge s’y croise. Dans quel autre lieu, un tel miracle se produit-il ? Plus à l’école et bientôt plus à l’hôpital. Je repense à cette phrase de Jacques Perret dans son roman, Les biffins de Gonesse : « La rue ne bougeait pas, les bruits de la ville s’étouffaient dans la chaleur ». Cette chaleur-là nous est vitale. C’est pourquoi je suis bistrot comme Guy Marchand affirmait : je suis tango ! ■ THOMAS MORALES
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