
« C’est ici que Rosanvallon retrouve la fonction stratégique qui est la sienne dans le dispositif intellectuel français : point de convergence entre la gauche radicale et l’extrême centre, il en appelle à la censure d’un peuple en révolte. »
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COMMENTAIRE JSF – Cette chronique (Le Figaro, 18 avril) nécessiterait une ample discussion qui dépasse le cadre d’un commentaire, bref, de préférence. Résumons : Mathieu Bock-Côté a-t-il raison de s’étonner que Pierre Ronsanvallon entende placer la démocratie comme volonté populaire sous l’autorité d’hommes et de principes censés lui être supérieurs ? Toutes les pensées et toutes es politiques issues de la Révolution sont et ont toujours été dans ce cas. Rosanvallon est cohérent. Mathieu Bock-Côté lui oppose le peuple historique, véritable détenteur de la souveraineté nationale, française, en l’occurrence. Mais il néglige le fait que la France telle que nous la connaissons ne s’est pas historiquement constituée par une sorte de spontanéisme ou de vision originelle d’un peuple français qui lui aurait préexisté mais par une volonté politique souveraine qui a peu à peu forgé la nation et ce avec l’assentiment populaire. Cette volonté souveraine fut celle des princes capétiens en qui les peuples ont consenti à voir la légitimité nationale pendant huit siècles. Que le peuple soit ou non le détenteur de la souveraineté ultime, il ne peut l’exercer qu’en la déléguant. Il l’a longtemps déléguée à sa dynastie fondatrice. Puis à des hommes de rencontre, qu’il a presque toujours rejetés. À quoi nous sommes rendus ; en phase terminale, semble-t-il…

CHRONIQUE – Dans un entretien au Monde, l’historien Pierre Rosanvallon en appelle à la censure d’un peuple en révolte. Cette censure, il l’appelle démocratie.
Pierre Rosanvallon est depuis près de cinquante ans une figure majeure de l’intelligentsia française, et c’est vers lui que Le Monde s’est tourné pour justifier l’exécution judiciaire de Marine Le Pen, et défendre les tribunaux qui ont mené la charge. Sa thèse tenait à peu près en une formule : la légitimité démocratique des magistrats est plus grande que celle des élus. Plusieurs ont pu s’étonner : l’éminent penseur considère donc vraiment que la démocratie a bien davantage à voir avec le droit et les juges qui l’interprètent qu’avec la souveraineté populaire, qu’il réduit à la forme d’un peuple arithmétique, addition de volontés individuelles arbitrairement rassemblées par un rituel usé, pouvant se dissoudre au rythme du mouvement des humeurs travaillées par les démagogues ? Rien de tout cela, toutefois, ne devrait nous surprendre, car Rosanvallon, présenté comme un grand théoricien de la démocratie, a consacré une partie importante de son œuvre à la détacher de la figure du peuple, qu’il a depuis longtemps décrété introuvable – c’est d’ailleurs pour cela qu’il a été consacré grand théoricien.
Revenons-y : compagnon de route de la deuxième gauche, et longtemps occupé à refonder intellectuellement l’État-providence, Pierre Rosanvallon, dès le début des années 1990, se lance dans une grande enquête sur l’histoire de la démocratie, qu’on dit alors triomphante, et dont la définition ne lui semble pourtant plus aller de soi. Son travail, documenté, fouillé, recherché, sans le moindre doute, repose toutefois sur une idée étonnante : le peuple, en démocratie, serait introuvable, insaisissable.
Il faudrait certes postuler son existence, au nom du droit reconnu à la société de s’autoproduire, de s’auto-instituer, à condition de reconnaître immédiatement qu’il n’existerait pas vraiment, sauf à travers, le système de représentation qu’on met en place pour l’apercevoir, ou même le construire. Il se matérialiserait ainsi à travers la société civile organisée, les différentes autorités administratives, ou encore les tribunaux, censés incarner la continuité institutionnelle dans le temps. On pourrait y voir une forme de corporatisme de gauche. À sa manière, Rosanvallon a repris la logique argumentative de la contre-révolution, pour l’investir d’un contenu progressiste.
« Les sciences sociales entendent moins révéler le réel que d’en confisquer la représentation »
On retrouvait là, évidemment, le présupposé épistémologique de toutes les gauches : la société n’est qu’une « construction sociale ». La société n’est pas construite à partir de réalités anthropologiques, mais à partir d’une projection philosophique, presque d’un plan d’ingénieur, même si elle se construit ensuite au fil de temps, par couches de sédimentation institutionnelle successives. Le peuple n’est pas antérieur à sa mise en forme institutionnelle. On y revient : Rosanvallon a tout fait pour relativiser le moment électoral de la démocratie, comme s’il s’agissait de sa forme primitive, sans jamais parvenir à le congédier totalement. Le peuple électoral, soumis à toutes les manipulations, doit être bridé ou, du moins, neutralisé.
Chaque fois qu’on le consulte, il peut surprendre, démanteler l’œuvre du temps. Il peut sortir des consensus dans lesquels on l’invite à se reconnaître, et qui sont censés correspondre à ce qu’on a autrefois osé appeler le cercle de la raison. Il en est de même du référendum, qui peut toujours servir, hypothétiquement, mais dont on limitera l’usage et la portée. Il permet aux mauvaises humeurs de s’exprimer, aux démagogues et aux agitateurs de rejoindre l’opinion. Le peuple tiendrait bien davantage dans le foisonnement institutionnel censé l’incarner que dans l’expression d’une volonté majoritaire peu convaincante, même vulgaire.
« Il faut donc instaurer une vigilance du langage et poursuivre sans relâche les voleurs de mots et les trafiquants d’idées » Pierre Rosanvallon
Il y a un autre oublié chez Rosanvallon : la définition culturelle, ou même identitaire, du peuple. C’est pourtant ce peuple qui, dans l’histoire, peut surgir pour former de temps en temps un nouvel État indépendant. C’est aussi ce peuple, que je nomme le peuple historique, qui, en Europe, se lève aujourd’hui contre l’immigration massive, effrayé à l’idée de devenir minoritaire chez lui. Sans surprise, il trouve lui aussi sur son chemin des démographes et des sociologues pour lui expliquer qu’il n’existe pas.
De ce point de vue, il y a une convergence profonde entre le travail de Pierre Rosanvallon, celui de Patrick Boucheron et d’Hervé Le Bras. Le premier a nié le peuple démocratique, le second le peuple historique, le troisième le peuple démographique. Cela nous rappelle que les sciences sociales entendent moins révéler le réel que d’en confisquer la représentation, en construisant un écran pour empêcher de l’apercevoir. Derrière leur jargon se cache une volonté démiurgique, celle de décréter le réel ou de l’abolir.
Et pourtant, le peuple existe, et il accueille généralement assez mal la savante démonstration de son inexistence, et la poursuite d’une politique ouvertement anti-majoritaire. Alors il se révolte. C’est ce qu’on appelle le populisme. Nous entrons dans une période insurrectionnelle, qu’il faut mater. Rosanvallon constate ainsi que « la démonisation du populisme n’a désormais plus aucun effet ». C’est faux, mais l’aveu est intéressant : il y a eu diabolisation du contradicteur, et d’une part importante de la population, ce qui n’est pas conforme à l’éthique de la conversation civique.
Il faut alors plus que jamais verrouiller le débat public. Citons-le : « Il faut donc instaurer une vigilance du langage et poursuivre sans relâche les voleurs de mots et les trafiquants d’idées ». C’est ce qui se passe lorsqu’on trace un cordon sanitaire contre les mauvais partis et qu’on multiplie les délits d’opinion pour empêcher les mauvaises idées de circuler. C’est ici que Rosanvallon retrouve la fonction stratégique qui est la sienne dans le dispositif intellectuel français : point de convergence entre la gauche radicale et l’extrême centre, il en appelle à la censure d’un peuple en révolte. Cette censure, il l’appelle démocratie. ■ MATHIEU BOCK-CÖTÉ
Tout était déjà chez lez révolutionnaires de 1793, chez Robespierre, Saint Just ou même Danton, dont ce sont inspirés tous les totalitarismes voulant faire le bonheur du peuple, ou du moins d’une partie du peuple, malgré lui. Faute d’autre issue dans cette impasse, P. Rosanvallon sort du chapeau les juges! Mais de qui les juges tirent ils leur légitimité?