
Voici le texte du magnifique discours prononcé par notre éminent collaborateur et ami Jules Lemaître, à l’inauguration du monument Bossuet, qui a eu lieu hier à Meaux :
Messieurs,
Celui qui aurait dû parler aujourd’hui de Bossuet, ce n’est pas moi, c’est Ferdinand Brunetière, qui l’a tant aimé et glorifié et qui l’a si profondément compris. Leurs deux esprits avaient quelques traits communs : l’amour de l’ordre, la passion de la dialectique, le besoin de croire et d’affirmer. J’en conclus que je remplacerai fort mal le très regretté Brunetière. Mais si vous ne me demandez que le goût et le respect de mon sujet, et d’admirer Bossuet, et d’être ému par lui, et de voir en lui une des plus grandes figures de notre passé et l’un des rois de notre prose, je remplirai avec un peu moins de crainte l’office dont l’Académie a bien voulu me charger.

Il y a deux cent quarante ans, messieurs, que Bossuet fut reçu à l’Académie française. On avait, comme il le dit, « abrégé en sa faveur les formes et les délais ordinaires », et cela prouve le bon jugement de nos prédécesseurs Les discours de réception étaient, en ce temps-là, des compliments de quelques pages, où l’on était tenu de faire l’éloge du cardinal de Richelieu et du roi, et où l’on n’était pas obligé de louer celui auquel on succédait ; ce qui était parfois commode. Beaucoup de ces petite discours étaient insignifiants. Bossuet, au commencement du sien, s’empêtre un peu dans ses remerciements ; mais bientôt il se montre en peu de mots tout entier. « L’éloquence est morte, dit-il, toutes ses couleurs s’effacent, toutes ses grâces s’évanouissent, si l’on ne s’applique avec soin à fixer en quelque sorte les langues et à les rendre durables. Vous avez été choisis, messieurs, pour ce beau dessein. » Mais fixer la langue, ce n’est point interdira l’originalité. Bossuet ne pouvait songer à s’enchaîner comme écrivain. Il veut, dit-il, « la hardiesse, qui convient à la liberté, mêlée à la retenue qui est l’effet du jugement et du choix ». Il veut pour notre langue la « justesse », la « perfection qui donne la consistance ». Et il espère qu’elle vivra dans cet état « autant que durera l’empire français et que la maison de saint Louis présidera à toute l’Europe ». Que cela est fier ! Et comme il ne peut rien toucher qu’il ne l’agrandisse, il termine par cette exhortation : « Travaillez sans relâche à vous surpasser tous les jours vous-mêmes, puisque telle est tout ensemble la grandeur et la faiblesse, de l’esprit humain, que nous ne pouvons l’égaler nos propres idées, tant celui qui nous a formés a pris soin de marquer son infinité ! »
Ainsi parlait Bossuet à notre compagnie ; et dans ce discours de circonstance, dans ce compliment évidemment, peu médité, il déclarait cependant ses deux sentiments essentiels : son amour pour ce qui est durable (et, par conséquent, pour ce qui est un), et sa grande tendresse pour le royaume de France.
Bossuet nous offre, à nous, presque tous si partagés et si changeants, le parfait exemplaire d’une âme harmonieux et qui ne fut jamais divisée contre elle-même- Il a cru absolument, et il a expliqué tout l’univers, et toute l’histoire, et tout l’homme par sa foi- « Un Dieu, un Christ, un évêque, un roi, voilà pour lui l’idéal du monde. » Cela est émouvant, parce qu’il eut tant de génie ! Cet homme si sûr des choses qu’il croyait a eu l’intelligence la plus vigoureuse et la plus pénétrante. Sans doute, élevé dans le sanctuaire, toujours un peu dépaysé dans le monde et à la Cour, il semble avoir été sans défiance et parfois crédule aux hommes ; il ne les a pas connus à la façon d’un La Bruyère ou d’un Saint-Simon ; mais il a été peintre profond de l’homme en général. — D’intelligence si lumineuse, et si souvent en contact, dans ses disputes, avec les plus savants adversaires de sa foi, a-t-il eu quelquefois des doutes ? En tout cas, il a certainement conçu par où l’on en pouvait avoir. À preuve la page où il interpelle les libertins dans l’Oraison funèbre d’Anne de Gonzague : « Qu’ont-ils donc vu, ces rares génies, qu’ont-ils vu plus que les autres ?… Car pensent-ils avoir mieux vu les difficultés à cause qu’ils y succombent et que les autres qui les ont vues les ont méprisées ? » Il a donc « vu les difficultés », mais il les a résolues ou surmontées, et apparemment une fois pour toutes. Mais sa foi, si sereine, est. sans dureté. On se souvient surtout de ses sublime éclats et de ses coups de tonnerre : en réalité, ce qui est le plus fréquent dans ses sermons ou dans ses méditations, c’est la tendresse et la douceur. Un instant après avoir objurgué les esprits forts dans le passage que je rappelais tout à l’heure, il nous dit : « Croyons donc avec saint Jean en l’amour de Dieu : la foi nous paraîtra douce en la prenant par un endroit si tendre. Mais n’y croyons pas à demi, à la manière des hérétiques, dont l’un en retranche une chose, et l’autre une autre… : faibles esprits ou plutôt cœurs étroits et entrailles resserrées, que la foi et la charité n’ont pas assez dilatés pour comprendre toute l’étendue de l’amour d’un Dieu. Pour nous, croyons sans réserve et prenons le remède entier, quoi qu’il en coûte à notre raison. » — Et que de sentiments tiennent proche de nous, quand même, ce théologien !

Chateaubriand dit de lui : « Comment a-t-il connu cette profondeur de rêverie ? » — Bossuet a parlé souvent, et peut-être aussi bien que les romantiques ; de la « persécution de cet inexorable ennui qui fait le fond de la vie humaine », et encore de cette obscurité du cœur de l’homme, « qui ne sait jamais ce qu’il voudra, qui souvent ne sait pas bien ce qu’il veut, et qui n’est pas moins caché ni moins trompeur à lui-même qu’aux autres. » Beaucoup de ses sermons, beaucoup de ses « méditations » surtout et de ses « élévations » sont presque des poèmes lyriques, et assurément les plus beaux du XVIIe siècle. — Mais il est poète sans le chercher ; il ne rêve pas pour nous faire plaisir. Cela est chez lui involontaire et accessoire. L’essentiel, c’est la foi, c’est-à-dire ce qui nous sauve et ce qui, en attendant, nous pacifie, nous met d’accord avec nous-mêmes, crée l’ordre et l’unité en nous, et doit les créer parmi les hommes, — et d’abord dans le royaume. (À suivre) ■

Nombre de pages : 556
Prix (frais de port inclus) : 31 €
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