PAR MATHIEU BOCK-CÔTÉ.
Cette chronique est parue dans Le Figaro de ce samedi 5 février. Mathieu Bock-Côté y traite d’un sujet souvent évoqué dans JSF : la perversion des médias en vue du formatage de l’opinion. Phénomène qui n’est pas nouveau mais que la technologie moderne amplifie à l’infini. Il faudra de bien grands événements et un singulier effort concomitant de quelques-uns aussi bien que des Français eux-mêmes, pour briser le cours de cette servitude, consciente ou non. Avec Mathieu Bock-Côté, sur ce sujet, comme bien d’autres, nous sommes sur la même ligne.
« Quand les journalistes deviennent ventriloques et reformulent les propos de leurs invités, nous assistons à une falsification médiatique du réel. »
C’était mercredi soir, sur LCI, dans le cadre de l’émission « Mission convaincre », à laquelle Éric Zemmour était à son tour convié. On connaît le principe: des Français parlent à celui qui veut présider la France. Quand, soudain, la parole est passée à un intervenant, Lassana Bathily, qui a joué le rôle que l’on sait au moment de l’attentat contre l’Hyper casher, en 2015, ce qui lui a permis d’obtenir la nationalité française ensuite. Il est depuis devenu un symbole de courage civique. Mais, mercredi soir, la scène était embarrassante.
Après avoir été présenté de la manière la plus hagiographique qui soit par un journaliste qui prenait la peine d’ajouter que Bathily soupçonnait Zemmour de racisme, pour que tout le monde comprenne bien ce dont il était question, l’invité surprise a commencé à réciter, très péniblement, ce qui était manifestement un petit monologue préparé et qu’on devinait: Éric Zemmour est-il prêt à faire une place dans sa France aux Français musulmans ?
L’essentiel, pour une fois, ne se trouvait pas dans la réponse du candidat, mille fois entendue parce que la même question lui fut mille fois posée, à la manière d’un rituel censé nous rappeler sa vraie nature, réponse qu’on jugera convaincante ou non. Non, l’essentiel était dans la mise en scène de la question qui se dévoilait à l’écran. Car le journaliste ne semblait pas heureux de la manière dont les choses se déroulaient : la question de l’intervenant manquait de clarté, on ne comprenait pas trop ce que Lassana Bathily disait.
Et le journaliste a cherché alors à prendre les choses en main, pour qu’elles se passent comme elles devaient se passer selon lui. L’accusation devait être entendue, alors il la formulerait à la place de l’intervenant. Le journaliste a pratiqué un accouchement verbal assisté. Et d’un coup la mise en scène de la parole « authentique » se révélait au téléspectateur ordinaire, à la manière d’une « parole Potemkine ». Le journaliste est devenu ventriloque et a reformulé avec ardeur les propos de l’invité :
« En gros, ce que vous me disiez, est-ce que ça veut dire que moi, qui suis musulman, je ne suis pas digne d’être français ? ». Voilà ! C’était clair ! Lassana Bathily a alors entrepris de le redire avec ses mots sans y parvenir, puis le journaliste, tout sourire, a rejoint la caméra, heureux d’avoir pu faire poser sa question par son intermédiaire. Un peu plus et on croirait qu’il lui a mis les mots à la bouche. Chose certaine, il lui a tendu le micro dans cet esprit.
Il y avait dans cette scène un paternalisme néocolonial fascinant, naturellement inconscient de lui-même, et même une forme de condescendance. Toutefois, ne voyons pas de la mauvaise foi partout. Ce journaliste militant faisait seulement ce qu’il croyait devoir faire : militer pour la vertu. Mais il ne le savait pas, et estimait œuvrer pour le vrai.
Ce qui se passait là n’était pourtant qu’un révélateur de ce qui se passe ailleurs, et qui s’appelle la falsification médiatique du réel, alors qu’on prétend le représenter. Chacun doit jouer son rôle: tel candidat sera le grand méchant du film présidentiel 2022. Il faudra toujours lui poser ou lui faire poser des questions censées révéler son inhumanité. Et, pour cela, on demandera à ceux qui sont censés incarner le visage souffrant de l’humanité d’apparaître à l’écran : les minoritaires, témoignant de leur exclusion identitaire, et réclamant simplement leur insertion dans l’ordre social. Chacun dans son rôle, chacun devant le tenir, l’histoire peut être racontée.
Ne faisons pas l’erreur de voir là une manipulation consciente, et n’oublions pas que tous les journalistes ne partagent pas cet état d’esprit, tant s’en faut. C’est plutôt une idéologie qui se déploie, et le propre de l’idéologie est de sélectionner les faits conformément avec sa vision du monde et d’oblitérer les autres, de les tordre ou les inverser pour les faire rentrer dans son système. Le propre de l’idéologie est de fonctionner à la manière d’une sur-vérité: une vérité fondamentale, au-delà des faits et des événements, une vérité qui ne peut être démentie parce qu’elle tient de la révélation, même si elle se fait passer pour science, et qui se radicalise au rythme où le cours de l’histoire l’invalide.
Combien de micros-trottoirs fonctionnent de la même manière ? Nous en arrivons ainsi, peu à peu, à un univers dédoublé, dans lequel nous sommes de plus en plus enfermés, et qui est celui de la représentation médiatique autorisée. Le faux et le vrai se confondent et deviennent indiscernables. Est vrai ce qui sert une thèse, est faux ce qui la dessert. Tel est le point d’aboutissement de cette manière de raconter les événements. Car, si on exposait les faits tels qu’ils sont, sans trop d’enjolivement médiatique, on risquerait de «faire le jeu de» ceux qu’on veut combattre, et on perdrait la chance de présenter la vie politique comme un combat entre le bien et le mal. ■
Mathieu Bock-Côté
À lire dans JSF
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l’auteur d’Exercices politiques(éd. VLB, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois(éd. Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille (éd. Boréal, 2007). Ses derniers livres : Le multiculturalisme comme religion politique, aux éditions du Cerf [2016] – le Le Nouveau Régime(Boréal, 2017) – Et La Révolution racialiste et autres virus idéologiques, Presses de la Cité, avril 2021, 240 p., 20 €.
Sélection photos © JSF
Bonjour
On ne se félicitera jamais assez des analyses et remises dans l’ordre du vrai de notre ami Mathieu que j’ai le bonheur de rencontrer dur CNEWS du lundi au jeudi (Face à l’Info) et autres émissions où souffle le vrai !