« Reprendre le pouvoir » est le titre d’un livre important de Pierre Boutang, paru en 1977 ; ouvrage difficile et sérieux, sur lequel il nous a semblé bon de revenir ici, en remontant à la source, c’est à dire au livre lui-même et à son sens vrai. On en trouvera ci-dessous une analyse détaillée. La matière en est ardue. Mais nous espérons y dire à grands traits l’essentiel.
RETOUR SUR « REPRENDRE LE POUVOIR »
OU LA LÉGITIMITÉ RETROUVÉE …
Que dit Pierre Boutang dans ce livre profond et érudit ? Il n’envisage évidemment pas l’acte en lui-même de prendre le pouvoir, encore moins les techniques du coup de force, du coup d’Etat, que les royalistes, comme d’autres, ont évoquées tant de fois dans le passé. Boutang sait trop bien que cette affaire, dans l’immédiat, n’est pas sérieuse ; qu’elle n’est pas, dans l’instant, d’actualité ; que, sur ce plan là, comme, d’ailleurs, sur le plan électoral, les royalistes sont « un néant de force » ; que la leur est autre ; qu’il est donc illusoire et coupable de les entretenir dans ce mythe, à ce stade, inactuel. Ce n’est pas que les royalistes aient jamais renoncé à faire la monarchie – Pierre Boutang, en vérité, y a songé, y a travaillé toute sa vie – mais que les conditions doivent préalablement en être réunies ; que la chose doit devenir possible, actuelle et réalisable ; qu’elle doit sortir de l’ordre du fantasme. On verra comment…
Le propos de Reprendre le pouvoir est, en effet, de redéfinir, d’abord, une idée acceptable du Pouvoir. Si l’avenir n’est pas au chaos, il ne peut être qu’à la Légitimité retrouvée, instaurée, restaurée, vaste et profonde réalité dont le respect et le culte pourraient seuls définir une droite qui serait digne de ce nom et la distinguer suffisamment de toutes ses caricatures, fasciste, libérale, conservatrice…
SAUVER UN PEUPLE
Ce que Pierre Boutang rappelle d’abord, c’est qu’il y a en tout temps un peuple à sauver. Hier, de l’emprise terrorisante du Communisme mais aujourd’hui de l’empire corrupteur de la finance internationale. Or pour qu’un peuple fasse son salut temporel, il lui faut le secours d’un Pouvoir politique. « Rebâtir quelque idée du pouvoir » (p.147) est d’abord nécessaire. « Les nouveaux philosophes ne sont pas les seuls à être dépourvus de théorie du pouvoir Ce que j’observe dans l’histoire contemporaine, c’est que la théorie politique s’effrite à mesure que le pouvoir s’use. Moralité, on ne fait plus de distinction entre les bons et les mauvais pouvoirs – ceux que j’appelle les pouvoirs mal vécus » (Nouvelles Littéraires, 26 janvier 1978). En un sens, c’est aussi ce que dit aujourd’hui Edgard Morin, à l’horizon de la gauche, où les mythes fondateurs se sont écroulés, depuis quelques décennies, déjà.
LE POUVOIR LÉGITIME
Quelle est donc la nature du Pouvoir qui sauve, dont les pouvoirs qui écrasent, qui corrompent et qui tuent, l’âme et le corps, sont les contrefaçons ? « Ce n’est pas simple, résume Pierre Boutang lui-même, dans un entretien donné aux Nouvelles littéraires, au lendemain de la parution de Reprendre le pouvoir. Le pouvoir apparaît au mieux par la nature et le jeu de ses éléments. Ces éléments sont au nombre de trois : la légitimité – qui pose la souveraineté, l’existence même du souverain et son intention d’agir pour le bien commun; le consentement populaire – sans quoi le pouvoir n’est qu’une contrainte évacuant l’humanité ; enfin l’autorité – l’acte, le résultat de droit et de fait auquel il est consenti ».
« Les variétés de pouvoir – c’est-à-dire aussi les variétés de sa perversion – se définissent selon l’ordre ou l’absence partielle de ces éléments. Vue de l’État, la légitimité a besoin du consentement pour justifier l’autorité ; vue du peuple, l’autorité a besoin de la légitimité pour obtenir le consentement. L’ordre dans lequel se composent ces éléments constitutifs du pouvoir n’est donc jamais le même, à un moment donné, pour le peuple et pour l’État : sinon il n’y aurait plus dialogue entre eux, mais monologue, monologue d’un souverain sans peuple – tyrannie – ou d’un peuple sans souverain – anarchie -. Comme vous le voyez, le dialogue du peuple et de l’État obéit à une dialectique complexe, toujours recommencée. Le peuple, par sa liberté de consentement commence là où le Prince finit ; le Prince par l’autorité que lui confère le consentement, commence là où le peuple finit. »
« Qu’y a-t-il de nouveau dans votre théorie du pouvoir ? – Ce qu’il y a de nouveau, c’est qu’elle était oubliée ». Pourtant, la manière, en particulier, dont Boutang fonde toute sa Politique sur l’idée de souveraineté, non idée en l’air, mais idée d’une réalité de naissance, réalité paternelle, toujours antécédente donc légitime, donc fondatrice d’ordre (p.49-106), est neuve et admirable.
Quelle est donc pour nous, aujourd’hui, la figure la plus accessible de cette nécessaire légitimité ? La plus naturellement présente à notre esprit français, évidemment, c’est la monarchie. « C’est quoi, pour vous, l’idée monarchiste ? C’est l’idée d’un pouvoir qui ne s’achète pas ; ni par le nombre, ni par la force, ni par l’argent.» Magnifique !
SERVITEUR DE LA LÉGITIMITÉ
Pour parler ainsi, il faut être libre. Pierre Boutang était libre. Contre le Communisme, qu’il méprise consciemment et délibérément. « Le marxisme n’est jamais qu’une aberration de la pensée vraie, une négation de la légitimité; il n’a rien créé, il a exclusivement détruit. Il portait le Goulag en puissance. En quoi, je vous le demande, ce tragique aboutissement d’une pensée nulle, d’une pensée minable, d’une pensée morte, pourrait-il fonder une théorie du pouvoir ? »
Mais également ennemi de la ploutocratie dite libérale : « Aujourd’hui, la société ne transmet plus que les vices et les dysharmonies des classes supérieures. Il n’y a plus rien à conserver, la droite a complètement échoué. Réduite à l’instinct de combinaison, n’ayant plus rien à sacrifier, elle n’encourt même plus le risque de paraître lâche ou hypocrite; le type du bourgeois libéral, c’est le PDG toujours absent qui abandonne sa femme au bridge et à la psychanalyse, et que ses fils s’en vont vomir dans le gauchisme. On ne me soupçonnera de rien si j’affirme que la gauche, elle, peut encore raconter des trucs généreux : elle ne vaut pas mieux.»
« Je ne suis pas un conservateur: à condition que ça ne fasse pas de mal aux êtres, je dis que la société d’argent peut bien crever ! A bas l’usure, l’argent selon moi ne doit pas faire de petits : ce principe salubre définit ce que Marx appelait le socialisme féodal. Eh bien ! va pour le socialisme féodal.»
AUX SOURCES SACRÉES DU POUVOIR
Celui qui l’interroge alors pour les Nouvelles littéraires ne s’y est pas trompé, ce mépris de tout culte de l’homme suppose un autre culte. « Quand on-rejette l’intérêt matériel, la vanité de puissance, le commerce des pseudo-valeurs, et qu’on veut se prémunir contre tout cela, il arrive fatalement un moment où, faute de faire confiance à l’homme, on réhabilite la Providence… C’est ce que vous faites à la fin de votre livre en rêvant d’un Prince chrétien, qui sera le « serviteur de la légitimité révolutionnaire. — Bien sûr, je crois en la Providence.»
En vérité, pour Pierre Boutang, cette transcendance, Dieu, le Dieu de l’Évangile catholique, est présent non à la fin mais à la source de toute souveraineté légitime, comme il est à l’origine de sa réflexion, et dès la première page de son livre. D’accord avec Simone Weil : « Il n’y a que par l’entrée dans le transcendant, le surnaturel, le spirituel authentique que l’homme devient supérieur au social. Jusque-là, en fait et quoi qu’on fasse, le social est transcendant à l’homme. Dès lors la seule protection possible pour l’homme est que ceux qui sont sur la route de la sainteté aient une fonction sociale reconnue. Mais quel danger ! »
Comment faire ? Appellera-t-on les saints (!) à gouverner ? La solution que choisit Boutang est plus sage, celle d’un Pouvoir dont l’institution, à ses yeux, est sainte, jaillie des sources doublement sacrées de la paternité divine et de la paternité humaine, et triplement sacrées si l’on accepte la « modification chrétienne » que développe magnifiquement sa Troisième Partie (p.147-180), suivant, en cela, l’idée d’Urs von Balthasar. Car, pour lui, c’est bien le Christianisme qui fonde la distinction du roi et du tyran, par la légitimité ordonnatrice, seule forme viable, stable, loyale d’une monarchie populaire.
DISCIPLE CHRÉTIEN DE MAURRAS
Si la pensée politique de Boutang s’enrichit puissamment de celle des autres, elle est antérieure à leurs apports et plus riche. Parce que le principe foncier de sa réflexion est son expérience première de la naissance et du langage que l’enfant tient de son père, ses père et mère, sa nation. C’est sur cette reconnaissance du PÈRE, du consentement à ce SOUVERAIN, de ce premier regard d’en dessous vers une PROVIDENCE bienveillante, que toute la Politique sacrée de Boutang s’est fondée. Fut-ce avant la rencontre de Maurras ou après, ? En tout cas, la leçon de Maurras rejoignait l’attachement au Père, et dans la communion de ces deux mouvements, Boutang a formulé très tôt son ample théorie de la tradition royaliste française et de son nationalisme intégral. Il a su en montrer, même chez Maurras, au-delà de son positivisme méthodique, l’inspiration et le fondement chrétiens, quitte à admettre que parfois Maurras s’est trompé sur le Christ (p.170). Sa réhabilitation de la politique maurrassienne n’en est que plus forte (p.27, 151).
RÉVOLUTION POUR LA LÉGITIMITÉ
Dans ses dernières pages, Boutang désespère de la société actuelle dont il n’y a plus rien à conserver. Après les aventures fasciste et progressiste (p.46), tout est perdu si quelque haut héroïsme ou quelque Providence n’intervient (p.142-143). Mais pour susciter quelle forme humaine de salut ? Boutang rapporte le propos de Pierre Emmanuel « Depuis la fin de la monarchie la France est incapable de se créer un État » (p.46). Boutang aspire donc à la révolution pour la Monarchie. « Il n’y a plus qu’à attendre et préparer activement le nouvel âge héroïque » (p.242), le nouveau Moyen Age qu’annonçait Berdiaev. Il attend « une légitimité révolutionnaire, une révolution pour instaurer l’ordre légitime et profond ». Nous aussi ! ■
Reprendre le pouvoir, Paris, Le Sagittaire, 1977
Première publication le 5 avril 2017
Merci de cette belle analyse d’un livre parfois difficile.
Merci pour ce résumé d’un livre qui demande à être décortiqué sur JSF.
Il ressort de ces lignes, les bases du problème posé et sa solution. Le prince dit qu’il est là pour s’intéresser au bien commun et à l’intérêt général de la cité, de son coté l’homme du peuple, qui rêve d’être riche et bien portant, ignore son voisin.
Le peuple de France s’est-il qu’il est , avec la collusion de la pandémie et de la chute de l’économie libérale mondiale,système dépassé ne cesse de courir après l’argent, à la veille d’un grand changement de la société. En est il conscient?
Ceci s’appelle une révolution à l’identique de celle de l’industrie, qui a fait quitter la nature et l’agriculture pour les usines. Ouvrant la séparation mentale des âges, les jeunes reniant les vieux. Cette fois on accusait les trente glorieuses. Mais le choc du virus nous fait percevoir le manque de cohésion dans les services , trop privés, de la santé, vis a vis des gens concernés, les faibles, les malades, les vieux.
Très vite, il faudra penser à tous ceux qui sont abandonnés, les plus faibles et les pauvres de cette société de l’argent, mais aussi les vieux restés dans leur monde d’hier, plus fraternel. Il faut que nous soyons cette fois assez intelligent pour redonner un sens à la vie en collectivité. Tout simplement un sens à la vie de l’homme sur la terre que nous détruisons tous à petits feux.
En devenant plus humbles, plus humain , nous serions plus à même d’accepter un roi. Autrement dit: on peut construire des voitures électriques , cela ne servira à rien, si on reprend la vie dépensière de ces cinquante dernières années Sauver des gens de la pandémie et vendre des armes nucléaires est un non sens. La ou les solution se trouvent dans la pensée judéo Chrtétinne, faut il en prendre conscience, dans ce monde guidé par des fous. Les petites actions doivent être guidées par l’état. Ou est actuellement la démarche, l’objectif de vie pour demain. Avec ou sans masque….
Noter que si cet ouvrage date de 1977, il a été réédité en 2016 par les éditions « Les Provinciales », avec une (longue) introduction de Olivier Véron.
Il est donc disponible en librairie ou en vente en ligne.
Brian McLeóghann
Merci de cette information.
J’ai l’édition de 1977 dans ma bibliothèque. Je me souviens que la publication de ce livre fut pour quelques-uns d’entre nous et certains autres un événement. Je ne sais pas où était, ou en était M. Olivier Véron à ce moment-là.
Nous avons alors rencontré Boutang longuement, à Marseille, où il est venu vers la fin du 1er septennat de Mitterrand, faire une conférence dont une vidéo est dans ce blog, ou encore chez lui à Collobrières ou aux Baux de Provence où il est venu parler un jour de grand mistral où on ne l’entendit guère. Etc.
Je vais tacher d’acheter quand même l »édition des Provinciales dont je redoute que la (longue ?) introduction de M. Olivier Véron ne veuille attirer Boutang sur des terrains, des sens uniques, qui n’étaient pas les siens. J’espère me tromper.
Mais pour ce qui est du dialogue avec les Juifs, je crains pour M. Olivier Véron que rien ne souffre la comparaison avec le long et merveilleux dialogue de Boutang avec Steiner.