Une analyse de Vincent Tremolet de Villers
Le phénomène Macron, l’affaire Fillon, les débats interminables… La lecture des chroniques de Philippe Muray donne un précieux éclairage à cette campagne indiscernable. [Figarovox, 5.04] Et une intense hostilité envers le Régime, ou le Système, ajouterons-nous.
On ne risque pas de le voir sur BFMTV, moins encore de lire ses tweets. Il est pourtant l’analyste indispensable de cette campagne présidentielle. Philippe Muray nous a quittés il y a onze ans et certains jours il nous semble qu’il est là pour tenir le stylo. Se plonger dans ses chroniques, c’est retrouver à chaque ligne l’actualité que l’on voulait fuir et on imagine aisément l’inventeur des Mutins de Panurge écrire devant un meeting d’Emmanuel Macron : « Un bataillon de “helpers” et de “coworkers” distribue des pancartes “Bougeons les lignes” à chacune et chacun des participants. Ils les brandissent quand passe le prophète de bonheur. Les lignes bougent avec lui, son projet est un cri. Le sky est blue. La France frileuse, enfin, pense Printemps. »
Ouvrons ses Exorcismes spirituels et suivons ce précieux guide dans le brouillard de cette campagne. Qui est système, antisystème ? « Le nouveau rebelle est très facile à identifier: c’est celui qui dit oui (…) c’est un héros positif et lisse. » Sa révolte ? « C’est le langage de l’entreprise qui se veut moderne. » Mais pourquoi ce jeune rebelle sourit-il sans cesse ? « C’est un sourire près de chez vous, un sourire qui n’hésite pas à descendre dans la rue et à se mêler aux gens », poursuit Muray : « C’est un sourire qui descend du socialisme à la façon dont l’homme descend du cœlacanthe, mais qui monte aussi dans une spirale de mystère vers un état inconnu de l’avenir où il nous attend pour nous consoler de ne plus ressembler à rien. »
Muray ne nous renseigne pas seulement sur Macron, il nous éclaire aussi sur la violence médiatique du « Penelopegate ». Le choc entre l’atmosphère chabrolienne de la vie de François Fillon et la morale scandinave qui s’installe dans notre pays rejoint toute sa réflexion sur la disparition du romanesque. Le roman, expliquait-il, est rendu impossible par l’installation de « l’empire du Bien » qui trie le bon grain de l’ivraie et dissipe le clair-obscur par un éclairage sans ombre. Pas de Balzac, sans secret (« Nos études sont des égouts qu’on ne peut curer », dit le notaire Derville dans Le Colonel Chabert ), sans arrangements discrets, sans persienne.
Dans Purification éthique, il y a vingt cinq ans, Muray écrivait : « Par le dévoilement des turpitudes de la vieille société (en l’occurrence de “la classe politique”) -, l’homme de l’époque actuelle se découvre encore plus propre qu’il ne croyait, encore plus beau, plus sain, plus réconcilié, plus colorisé, plus innocent et plus moral (…). La télé est pure, nous sommes purs. Vous êtes formidables. Quelques salauds, pour le contraste, défilent sur l’écran. C’est la grande purge. »
Mais c’est surtout cette incroyable profusion de débats qui réalise sa prophétie. Ces débats où les intervenants débattent de la question de savoir si le deuxième débat était à la hauteur du premier et s’il est nécessaire d’en organiser un troisième. « Le débat est devenu une manie solitaire qu’on pratique à dix », écrivait-il dans un célèbre texte intitulé « Il ne faudrait jamais débattre ».
Il dénonçait un univers où l’on proclame le dialogue et la controverse mais où l’insulte – Christine Angot face à François Fillon -, la dérision – le passage obligé des candidats devant comiques et imitateurs – l’emportent sur la réflexion. Des pratiques démocratiques, équitables et qui pourtant évacuent les inquiétudes qui nous hantent. Le système éducatif qui « dénature complètement les idéaux de l’école républicaine et qui ne transmet plus rien de la France » (Augustin d’Humières*) ? Vous avez une minute trente. Les perturbateurs endocriniens et le terrorisme islamiste, la construction européenne et le statut des attachés parlementaires… Allez ! On enchaîne: sans transition et sans hiérarchie. On se contentera du coup d’éclat de Philippe Poutou ou d’un trait de Jean-Luc Mélenchon. On se demandera si cette « punchline » aura de l’influence sur les prochains sondages dont on remettra en cause, lors d’un débat, la fiabilité.
Et l’école, la culture, l’intégration, les villes moyennes qui s’éteignent une à une ? Rien ou si peu. Le réel est toujours reporté à une date ultérieure. Muray encore une fois : « On convoque les grands problèmes et on les dissout au fur et à mesure qu’on les mouline dans la machine de la communication. Et plus il y a de débat, moins il y a de réel. Il ne reste, à la fin, que le mirage d’un champ de bataille où s’étale l’illusion bavarde et perpétuelle que l’on pourrait déchiffrer le monde en le débattant ; ou, du moins, qu’on le pourra peut-être au prochain débat.» •
*Un petit fonctionnaire (Grasset).
Vincent Trémolet de Villers est rédacteur en chef des pages Débats/opinions du Figaro et du FigaroVox