Ce « Grand entretien » a été publié dans Le Figaro du 15 février. Il s’inscrit dans les suites du rapport publié par l’Académie française sur l’anglicisation de la langue française, rapport qui a eu un large écho, comme s’il correspondait pour une frange grandissante de la population française et de l’opinion à une sorte de dégoût et de rejet de l’anglicisation de notre langue imposée en force par le monde des affaires, de la communication publicitaire, médiatique ou autre et par le microcosme des politiques, jusqu’au sommet de l’État. Une autre forme, en somme, de grand remplacement. Celui de la langue et de la culture nationale. L’alarme donnée par l’Académie mérite assurément d’être saluée bien bas !
GRAND ENTRETIEN.
Le secrétaire perpétuel de l’Académie française met en garde contre un franglais qui déstructure et détruit la langue française. Elle espère une prise de conscience collective.
« Les gens ne comprennent pas les messages qu’on leur impose ni pourquoi ce sabir se substitue au français. Cela montre une fracture entre une frange des élites représentant la « start-up nation » et le reste de la société
Hélène Carrère d’Encausse »
LE FIGARO. – L’Académie publie un rapport sur la communication institutionnelle. Comment avez-vous procédé pour le rédiger ?
Hélène CARRÈRE D’ENCAUSSE.- L’Académie s’inquiète depuis des décennies de l’anglicisation de la langue française, qui pose divers problèmes sémantiques, grammaticaux. Des cris d’alarme sont lancés périodiquement. Gabriel de Broglie, chancelier honoraire de l’Institut de France et membre de l’Académie française, ancien président de la Commission de terminologie et de néologie, a déjà présidé aux travaux d’un rapport portant sur la féminisation des titres et fonctions. Il était tout à fait préparé à organiser ce travail collectif. De plus, à l’exception de Gabriel de Broglie et de Dominique Bona, tous ceux qui ont participé à cette entreprise sont membres de la commission du dictionnaire: Florence Delay, sir Michael Edwards, Amin Maalouf et Danièle Sallenave.
De même, la délégation générale à la langue française et aux langues de France, dirigée par Paul de Sinety, qui travaille admirablement sur le même problème, nous a beaucoup aidés pour mobiliser l’opinion publique. Les exemples que nous citons proviennent essentiellement d’internet. C’est un important travail de recherche documentaire qui a été coordonné par Bénédicte Madinier, agrégée de lettres et ancien conseiller culturel: à ce titre, elle a observé durant plusieurs années les désastres de la langue française déplorés dans les capitales où elle était en poste. Néanmoins, il ne s’agit pas, avec ce rapport, de dresser un catalogue, mais de classer ces anglicismes, de les analyser, d’essayer de mettre en forme une typologie de ces aberrations. L’Académie est particulièrement inquiète des formes hybrides qui se répandent – ces «chimères linguistiques», qui ne sont ni anglaises ni françaises et qui défigurent la langue.
Ce n’est pas la première fois que l’Académie monte au créneau contre le franglais. La situation est-elle devenue plus préoccupante ?
Nous sommes arrivés à un point critique. Le souci de la commission était de provoquer un éveil des consciences et de permettre un redressement de la situation. Nous sommes à la croisée des chemins. Il y aura un moment où les choses deviendront irréversibles. Aujourd’hui, l’Académie se saisit du problème car la situation est devenue plus préoccupante, parce qu’il y a une véritable indifférence des pouvoirs publics. Un exemple caractéristique: la carte nationale d’identité. Dans sa nouvelle version bilingue (elle est traduite in extenso en anglais), elle entre en contradiction avec la Constitution, la loi Toubon et, surtout, avec la vérité. Il ne s’agit pas d’un document de voyage. Si vous entrez aux États-Unis, vous avez besoin d’un passeport, pas d’une carte d’identité. De plus, avec la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, il n’y a pas de raison de privilégier l’anglais! Que le gouvernement établisse une carte bilingue, en choisissant l’anglais, c’est le signe d’un aveu terrifiant: au fond, le français ne compte plus. Le premier ministre nous a donné la copie de l’analyse rendue par la secrétaire générale du gouvernement. Celle-ci explique qu’il est préférable que la carte soit en anglais car le français ne serait plus compris. C’est une démission terrifiante! Cela tend à reléguer le français au statut d’un parler local…
Le français, porté par une francophonie rayonnante, est en effet la cinquième langue du monde…
Le monde francophone s’insurge de tous ces anglicismes et sonne l’alarme. Cette indignation grandissante souligne l’aberration que constitue cette abdication institutionnelle. Nous assistons à l’invasion générale du vocabulaire scientifique, de la culture, de la communication, de l’information par des anglicismes. C’est l’une des révélations de ce rapport, l’anglicisation s’est généralisée et s’est accélérée durant les cinq dernières années. Il y a désormais une lame de fond qui est en train de subvertir le français et la diffusion des anglicismes s’est encore amplifiée avec la crise du Covid! Néanmoins, cette propagation des anglicismes se heurte à une exaspération croissante des Français. Ceux-ci ne veulent pas du franglais, ils croient en leur langue. Une étude du Crédoc conforte ce que nous pensons: ces stratégies de communication ne portent pas. Les gens ne comprennent pas les messages qu’on leur impose ni pourquoi ce sabir se substitue au français. Cela montre une fracture entre une frange des élites représentant la «start-up nation» et le reste de la société, invitée à penser que l’ascenseur social passe par l’adoption de ce pidgin.
Vous montrez que ce franglais n’est pas tant un problème de linguiste que de société. Vous avez des mots forts et nous alertez sur un risque de fracture sociale et générationnelle.
Il n’y a pas de risque, la fracture est déjà doublement là. Il y a d’un côté les happy few, les sachants pour qui l’anglais apparaît comme la langue de la mondialisation et la voie unique du progrès. Il y a de l’autre côté le bon peuple condamné à admirer ou à adopter ce modèle. Les gens ont l’impression de vivre en dehors de cet univers où se décide leur destin. Les protestations auxquelles on assiste procèdent d’un sentiment de dépossession de leur identité réelle, qui est d’abord celle de la langue. L’insécurité linguistique est là! Les gens ne savent plus comment parler. Si vous ajoutez au problème du franglais celui de l’écriture inclusive, les gens ne comprennent plus leur propre langue…
Quel pouvoir a donc l’Académie contre ce franglais ?
L’Académie n’a pas pour fonction d’être le gendarme de la langue. Le français est, selon la Constitution, la langue de la république et la loi Toubon précise les obligations qui en découlent quant à son emploi. Mais, personne ne les respecte, tout le monde ignore ces dispositions fondamentales qui s’imposent à tous les citoyens et à toutes les institutions. Il ne revient pas à l’Académie de faire respecter la loi: sa mission consiste à définir le «bon usage» de la langue et à accompagner ses évolutions naturelles – car une langue est un organisme vivant en perpétuelle mutation.
L’Académie recense divers exemples « Sarthe me up », « Smile in Reims »… Appelez-vous les mairies, les marques et les ministères à prendre leur responsabilité ?
Nous voulons d’abord dire à nos compatriotes que leur inquiétude légitime est entendue et prise en compte. Les «gilets jaunes» qui défilent font partie de ces gens qui n’ont plus les moyens de se faire entendre et qui éprouvent, par là même, un sentiment d’insécurité totale. Nous avons le droit et les institutions nécessaires: il suffirait que cette parole soit écoutée. Mais les institutions, dont les comportements sont décrits dans ce rapport, n’ont guère manifesté jusqu’à présent la volonté d’agir dans cette direction. Tout est question de volonté. La cause du français n’est pas perdue: elle est forte et admirée partout dans le monde, l’élargissement constant de la francophonie le montre de façon éclatante. L’invasion de l’anglo-américain fait courir à notre langue un péril de mort: soit nous nous résignons, soit nous résistons. C’est ce que nous faisons et ce que demande la société.
Vous publiez ce rapport en pleine période électorale, attendez-vous une réponse politique ?
Les discours politiques font en ce moment peu de place à la culture et la langue. L’Académie ne cherche pas à en faire un enjeu électoral, ce qui réduirait d’ailleurs la dimension du problème. Écoutons les discours officiels: on y entend «je suis en capacité de…» et tant d’autres formules empruntées de l’anglais… Il y a vingt ans, personne n’aurait ignoré aussi superbement les structures de la langue française. Et ce n’est pas une dégradation accidentelle de la langue… Elle prouve que les élites, et ceux qui prétendent en faire partie, ne considèrent pas que l’anglicisation est un problème fondamental. C’est un paradoxe alors que la langue reste aux yeux des Français le principal marqueur de leur identité… Je tiens néanmoins à relever l’effort éducatif accompli durant ce quinquennat par Jean-Michel Blanquer ministre de l’Éducation nationale, qui vise à nous donner un espoir pour l’avenir en mettant au premier plan la maîtrise des mécanismes de la langue et la lecture de textes qui en illustrent la richesse et la pureté (un recueil des Fables de La Fontaine est ainsi offert chaque année aux élèves de l’école élémentaire). L’école de la république éduque une génération qui aura retrouvé la maîtrise de sa langue et par là même la conscience de ce qu’elle est. ■
Alice Develey et Félicie de Terves
Lire aussi l’article de Patrice de Plunkett publié dans JSF ce même jour.
L’ennui – le malheur – est aussi que l’Académie française n’ait plu le prestige et l’autorité qu’elle avait il y a encore cinquante ans ; les meilleurs esprits se disputaient l’honneur d’y entrer. Ce n’est plus le cas, malgré les efforts remarquables de son Secrétaire perpétuel, Mme Carrère d’Encausse qui tente de convaincre des voix éminentes de se présenter aux suffrages des Académiciens.
Nos deux derniers Prix Nobel de littérature, Jean-Marie Le Clézio (2008) et Patrick Modiano (2014) n’ont jamais marqué le moindre intérêt pour les Quarante, par exemple…
Il paraît qu’il ne serait pas impossible que des ouvertures aient été faites à Michel Houellebecq ; ce serait formidable…Parce que pour que le quai de Conti retrouve son lustre, il faut qu’il y entrent des personnalités connues et capables de parler fort.