Damas en 1920 sous la neige
Nous interrompons cette semaine pour la seconde fois le Journal du Maroc de notre ami Péroncel-Hugoz, pour laisser place à quelques-unes de ses Notes damascènes, dans lesquelles il puisa, au cours de la décennie 1980, et pour ses reportages dans Le Monde et pour son premier livre de voyages, Villes du Sud (1990).
II. FEMMES « SERIEUSES » ET FEMMES « EVAPOREES » …
…Une chance quand même : aucun gratte-ciel ne fait, pour le moment, concurrence aux trois minarets dits de Jésus-Christ, du Sultan-Qaitbay et de la Fiancée qui signalent, de loin, la Mosquée des Omeyades. Damas à l’horizon, malgré ses agrandissements, conserve un profil homogène qui sera peut-être épargné si les « jaillissements « de béton restent cantonnés à la banlieue de Mezzé. Cela se devrait si la capitale de la République arabe de Syrie tient à rester encore un tant soit peu ce « grain de beauté sur la joue du monde » qui, à travers l’air arabe, lui vaut le doux surnom d’Ech-Cham, préféré au rauque et officiel Dimachq, dont nous avons tiré « Damas ».
Bien que Roland Dorgelès assure y avoir atteint « l’Orient de la légende », les souks sous verrières de Damas n’ont pas l’ampleur de ceux d’Alep, mais on en prend aisément son parti en retrouvant Chez Bagdache les plus célèbres glaces à la pistache de tout le Machrek, nom arabe du Levant, ou en palpant, Chez Obeid, les nappes de coton brodées à la damascène. Plus introvertie encore que les autres capitales islamiques, Damas met ses talents au service du palais et du toucher, plaisirs domestiques. Il est symptomatique qu’en Europe elle ait donné son nom à l’étoffe la plus synonyme de confort cossu. Comme à Fez, même bourgeoisie dévote, politicienne et frondeuse, intéressée, calculatrice… « inébranlablement fidèle à ses conceptions de la vie » notent encore les frères Tharaud. Commerçante et prosaïque, mais raffinée, Damas a érigé en dogme la bonne chère et le confort, et aussi le secret de la vie privée. Eté comme hiver, les femmes-comme-il-faut ne se risquent dehors qu’en redingote et cagoules noires, celles qui affrontent la rue en cheveux ou en fichu, pourtant descendu jusqu’au sourcil et noué sur le menton, ne peuvent être que des « évaporées », ou des chrétiennes totalement inféodées aux modes étrangères…
Les cafés ou les veillées à domicile entre hommes furent longtemps, à Damas, le théâtre de débats politiques redoutés ou attendus dans tout le Proche-Orient car on y refaisait, au nom du sacro-saint arabisme, la carte régionale. Le Croissant fertile rêvé allait parfois du Koweït à Chypre, l’île gréco-turque comprise. La présence en chaque lieu public, chaque réunion privée un peu nombreuse, d’un espion du pouvoir étant devenu, sous le général Hafez El Assad, une donnée courante, comme dans la Roumanie des Ceaucescu.
Les Damascènes se sont peu à peu, et non sans chagrin, résignés à ne plus refaire « le monde arabe », un mot mal compris par « qui-vous-savez » risquant de vous perdre. A en croire les organisations humanitaires occidentales, mais elles ont peut-être trop d’imagination, aucun régime de la planète n’utilise, de nos jours*, autant de modes de torture pour faire tout avouer aux suspects y inclus ce qu’ils n’ont même jamais eu l’intention d’entreprendre… Un tel climat est nécessaire, comme l’air qu’on respire, à une dictature. Aussi, autour du café ou du thé, le niveau des conversations a-t-il bien baissé. On y parle affaires ou sport, on y raconte des blagues sur le mode d’un « racisme » régional semblable à celui des Français à l’endroit des Belges et des Suisses, les Syriens de Homs faisant ici les frais de la galéjade : « Un garçon de café homsiote à qui on avait commandé deux consommations et un verre d’eau apporte le tout, plus un verre vide. – Pourquoi ce verre sans rien ? – Au cas où quelqu’un n’aurait pas envie de boire… »
Parfois on s’élève un peu, posant même au romantique pour évoquer cet autre roi Fayçal, mélancolique guerrier hachémite, découvert au Hedjaz par Lawrence d’Arabie pour les besoins de la révolte arabe contre les Ottomans. Ce prince prit Damas et l’aima brièvement mais fortement, entre le départ des Turcs et l’arrivée des Français, et avant d’être expédié sur le trône de la rugueuse Mésopotamie. Le Mandat français, ensuite, fut une longue bouderie nationaliste, non sans sympathies réciproques, aussi ardentes que contrariées. Puis Damas vit à travers ses moucharabiehs les chars de l’aube, monotones prémices de putschs toujours recommencés : la Syrie s’éloignait de l’Occident dans une brume de pronunciamientos. Les Damascènes s’exilèrent en foule, suivis d’autres citadins d’Alep, de Homs, de Hama, de Lattaquié : de 1956 à 1969, 57% des Syriens ayant reçu une formation supérieure ou technique s’échappèrent vers le Liban, la France ou les Amériques. En douze ans, la nation perdit 65% de ses médecins et 61% de ses ingénieurs. Aujourd’hui, le régime est toujours militaire mais il a le mérite, si l’on ose dire, de n’avoir pas changé depuis 1970. • Fin
* C’est-à-dire vers 1985-1990. En 2017, on pourrait émettre une identique remarque, même en tenant compte d’une guerre civile entamée en 2011.