Les Trotta, père et fils, dans La Marche de Radetsky adaptée pour la télévision
Par Matthieu Baumier
C’est là une excellente recension [Causeur, 17.06] d’un livre qui est décrit comme important et qui nous donne l’occasion d’évoquer ici un très grand auteur autrichien qui nous a passionnés et enchantés depuis quelques décennies. Il dépeint et restitue dans ses principaux ouvrages l’Autriche-Hongrie des Habsbourg et, dans le cas présent, la société berlinoise autour de l’entre-deux-guerres. Un temps où existait une Europe estimable, même si elle se faisait la guerre avec déraison. Un prétexte à lire ou relire La Marche de Radetzsky et sa suite, La Crypte des capucins. LFAR
Écrit par l’un des plus grands écrivains de langue allemande, Joseph Roth, auteur justement célèbre pour La Marche de Radetzsky, Gauche et Droite est une surprise.
Quand on rencontre un livre exceptionnel dont on ignorait l’existence, c’est un choc. Gauche et Droite a été publié en Allemagne en 1929, et édité une première fois en France en 2000. Sans bénéficier de l’écho que son brio mérite pourtant. Un grand merci aux Belles Lettres de le rendre de nouveau aisément accessible.
Un monde qui disparaît
Ce livre a paru trois ans avant La Marche de Radetzsky, « roman-monde » par lequel Roth fait vivre de l’intérieur la chute de l’Autriche-Hongrie. Dans les pas d’une famille, au long de trois générations. Un roman qui fait penser, par exemple, de par son ampleur et la place de la famille, à d’autres chefs-d’œuvres comme Les Buddenbrook de Thomas Mann. Roth, c’est un écrivain de cette veine et de cet ordre-là. Il y a quelque chose de ces ambiances, celles d’un monde qui disparaît tandis qu’il était « le » monde : les sociétés bourgeoises germanophones d’Allemagne comme d’Autriche-Hongrie, Vienne et Berlin en somme. Joseph Roth est né en 1894 en Galicie, province austro-hongroise jusqu’à la défaite des Habsbourg durant la Première Guerre Mondiale. Du côté de l’Ukraine actuelle. Mort en 1939 à Paris, il a vécu la charnière d’un siècle mais plus encore, celle d’un monde. La Grande Guerre est ce moment qui voit s’écrouler la « Belle Époque », et plus généralement le monde né du 19e siècle et de la Révolution industrielle. Écroulement particulièrement vif à Berlin et Vienne où il est aussi disparition des empires vaincus. Ce sont des modes de vie qui s’estompent, des mondes engloutis. Et ce sont ces moments que l’écriture de Joseph Roth fait vivre.
Paul et Théodore
Juif de langue allemande, Roth a déjà une dizaine de livres au compteur quand paraît Gauche et Droite. Il est alors à Berlin. La force d’évocation de ce que fut la Mitteleuropa saisit son lecteur, dans ce roman comme dans la suite de son œuvre. L’écriture de Joseph Roth, c’est le ton et la couleur d’un Berlin disparu. Familier, tant le monde englouti dont parle l’écrivain est inscrit en nous, Européens. Et cependant étrange tant cela semble maintenant lointain. À peine un siècle et pourtant… Les grands textes ont peu à voir avec la temporalité, celle de leur écriture comme celle de leur lecture. Parlant de ces hommes d’un Empire disparu, Roth parle aussi de nous : « L’homme est tombé dans un trou et là, prisonnier du vide de son corps, il marche d’un pas lourd à travers la nuit ». Cet homme, c’est nous. Il n’y a pas véritablement de héros dans Gauche et Droite, même si le protagoniste apparemment principal en est Paul Bernheim, évoqué dès la première phrase du roman par un narrateur dont l’on ne saisira l’identité qu’à la toute dernière ligne : « J’ai gardé le souvenir d’une époque où Paul Bernheim promettait de devenir un génie ».
Il y a Paul, son frère Théodore aussi. Ils sont ennemis. Théodore flirte avec le nationalisme allemand völkisch, s’engage même. Il est raciste, antisémite. Paul, de retour de la guerre, fait des affaires, essaie de maintenir une entreprise familiale menacée par le développement d’un capitalisme nouveau fondé sur l’actionnariat. Un capitalisme qui donne le pouvoir économique à des aventuriers comme Brandeis, autre personnage essentiel du roman. Il y a les figures de femmes aussi, la mère, les épouses. Fortes personnalités, loin d’être effacées dans un monde bourgeois où les femmes apprennent à bien distinguer le mariage et l’amour. Une bourgeoisie, une économie familiale ancienne, un Empire s’écroulent, et les hommes anciens sont tenus à bout de bras par des hommes venus de nulle part, mariés à des comédiennes. Des hommes qui font les richesses nouvelles, comme Nikolas Brandeis, émigré russe juif.
Ecriture nostalgique
On peut percevoir de la nostalgie dans l’écriture de Roth. C’est surtout d’observation qu’il s’agit. À travers l’évocation des Bernheim, famille sur le déclin, comme de Berlin, où se situe l’essentiel du roman, Joseph Roth donne une chronique minutieuse de la société allemande et autrichienne de son époque. L’affrontement entre les deux frères Bernheim est aussi le tourbillon politique qui gangrène la République de Weimar. Une époque où un Hitler ou un autre arpentent les brasseries. Un monde traumatisé par la Première Guerre Mondiale, la défaite, l’effondrement. Mais un monde d’effervescence : politique, cinéma, théâtre, presse, cabaret, affaires, actionnariat, montée de la xénophobie, nationalismes… On pense à Jünger, et aux corps francs. Gauche et Droite est un très grand roman de langue allemande, ainsi qu’on peut le dire des romans de Thomas Mann. Et une sacrée belle surprise pour son lecteur. •
Gauche et droite de Joseph Roth (Belles Lettres, 2017 – 14,50 €)
Matthieu Baumier
est essayiste et romancier.
Merci pour cet article qui donne envie de découvrir cette œuvre.
Il y en a qui se réveillent ! En effet les éditions du Seuil ont sorti dans les années 70 et 80 plusieurs livres de Joseph Roth : La crypte des Capucins, La marche de Radeztky, Croquis de voyage notamment. Plusieurs films mis en scène par des réalisateurs allemands et autrichiens entre autres ont également vu le jour les décennies passées.. Les Français sont systématiquement en retard sur presque tout..C’est ainsi ,mais mieux vaut tard que jamais..Il y a bien d’autres grands écrivains de langue allemande comme il y a de merveilleux auteurs slaves, Russes surtout, inconnus dans notre pays.Il est vrai que les éditeurs français sont frileux et que l’idéologie dominante de la pensée unique en France n’arrange pas les choses ainsi que les critiques littéraires incultes et bornés qui sont légion dans ce pays.
Oui, Wargny, l’œuvre de Joseph Roth est un témoignage bouleversant, peu connu en France. Traduite avant la guerre grâce à Gabriel Marcel on en connait surtout la marche Radeztky, mais qui a lu la crypte des capucins.,un hommage désespéré à la Monarchie? .La légende du Saint Buveur ? Qui connait sa résistance à l’Anchluss, la gerbe de fleurs déposée sur sa tombe par Otto de Habsbourg. Joseph Roth comme Stefan Zweig sont des enfants perdus de la guerre de 1914- 1918. Voyant leur patrie charnelle et spirituelle massacrée, ils se sont sentis orphelins et ils en sont morts. L’un, Jospeh Roth par un lent suicide par l’alcool, qui s’est achevé en 1938, , l’autre Stefan Zweig a fini par se suicider à Petropolis en 1942,, ayant survécu 24 ans à la perte de son pays. Mais ils nous envoient ce message, cette lettre scellée: à travers leurs déchirements intimes ils n’ont cessé d’appeler à une résistance spirituelle en creux devant ce suicide de l’Europe et témoigné de leur attachement à leur pays, donc à la civilisation. L’ignorance en France de tout un courant de langue allemande, qui n’a cessé de résister dans la nuit reste grande: Gertrud von le Fort, Wiechert, etc.. , l’immense Thédore Haecker, philosophe, l’inspirateur secret de la « Rose Blanche ». Tous ont puisé et creusé dans le leg du passé et pour beaucoup dans un retour au catholicisme..