Un défilé du 14-Juillet marqué par la présence américaine
Le 14 juillet 2017 est l’occasion de se pencher à nouveau sur l’importance de l’année 1917 dans l’histoire : dans un entretien réalisé par Alexandre Devecchio, paru sur Figarovox à l’occasion de la sortie de son ouvrage 1917, l’année qui a changé le monde, Jean-Christophe Buisson explique que cette année cruciale préfigurait notre postmodernité. Les idées, les analyses, sont foisonnantes et toujours intéressantes. Critiques envers notre société. Bienvenues sur ce site … LFAR
De quelle manière 1917 fut-elle « l’année qui a changé le monde »?
De toutes les manières, et c’est pour cette raison qu’elle est la seule à pouvoir être ainsi qualifiée. Pour reprendre un adjectif spenglerien, 1917 fut « décisive » sur un plan militaire, d’abord, avec des événements aussi importants dans le déroulement de la Première Guerre mondiale que l’effondrement de la Russie, le débarquement américain, l’arrivée des tanks, la déroute italienne à Caporetto ou la conquête de Bagdad et de Jérusalem par les Britanniques. Mais aussi d’un point de vue politique, diplomatique, social, économique, culturel ou scientifique, Avant ou après, d’autres années ont marqué durablement leur époque mais jamais dans tous ces domaines à la fois. 1815 fut une année cruciale pour la géopolitique de l’Europe et, partant, du monde, mais on serait en peine de trouver des mouvements culturels nés cette année-là qui seraient de l’ampleur de Dada, de l’art conceptuel ou du surréalisme. 1848 fut une année de soubresauts politiques et sociaux majeurs en France et en Europe centrale mais elle ne déboucha pas sur une refondation d’Etats ou la création de structures nationales ou impériales aussi nouvelles que la Russie soviétique ou la Yougoslavie. Plus tard, 1945 verrait la fin d’un monde mais celui qui viendrait après ne s’affirmerait que dans les années suivantes alors que 1917 voit en même temps s’effondrer celui d’hier et émerger celui de demain, c’est-à-dire le nôtre.
Rédigé sous la forme d’une chronique au jour le jour embrassant tous les continents et tous les domaines, votre livre évoque des centaines d’événements. Quels sont les plus marquants ?
Tout dépend de votre sensibilité personnelle. Selon que vous êtes un passionné de la chose militaire ou un pacifiste, un conservateur ou un progressiste, un cinéphile ou un sportif, un amateur d’art ou un féru d’exploits aériens, un observateur de la vie politique ou quelqu’un que les destins hors normes fascinent, vous retiendrez l’offensive alliée catastrophique du Chemin des Dames et la bataille d’Ypres ou le mouvement général des mutineries et la chanson de Craonne ; le retour au pouvoir de Clemenceau et de Churchill ou la création du système de délégués d’atelier, ancêtres des délégués du personnel, et les mobilisations des femmes en faveur de meilleurs droits sociaux et citoyens (il est d’ailleurs à noter que le Figaro, sous la plume d’Abel Hermant, n’était alors pas le dernier à militer en faveur du droit de vote et d’éligibilité de ces dames à l’Assemblée nationale…) ; le triomphe de Charlie Chaplin et la projection du premier film d’animation de l’Histoire (argentin!) ou la création de la coupe de France de football (avec quelques clubs … anglais) ; le ballet « Parade » et les tableaux extraordinaires de Klee, Vallotton, Grosz, Matisse, Kandinsky et Léger ou la disparition tragique de Guynemer et les exploits du « baron rouge » Manfred von Richthofen ; le génie tactique de Lénine et de Trotski réalisant un coup d’Etat qui avait cent fois plus de chances d’échouer que de réussir ou les initiatives si audacieuses de Lawrence d’Arabie et de Gandhi.
Vous dites que notre monde est le produit de cette année-là. Comment ?
Prenez les quatre événements internationaux majeurs de 1917. Qui niera que les deux révolutions russes, l’intervention pour la première fois des Etats-Unis sur le sol européen, la déclaration Balfour et la déclaration de Corfou n’ont pas lourdement pesé sur l’histoire du monde au XXe siècle et ce, jusqu’à nos jours ? La chute des Romanov et surtout l’instauration du premier régime totalitaire de l’histoire ont bouleversé le destin de la planète entière, donnant naissance par réaction au fascisme et au nazisme et jetant des peuples entiers dans des chaos et des apocalypses dont on paie encore les conséquences – et pas seulement intellectuelles. En rompant avec leur isolationnisme traditionnel pour venir en aide aux démocraties occidentales et se mêler directement des affaires de l’Europe, les Américains ont inauguré leur leadership mondial et opté pour un statut de « gendarme du monde » qu’ils perpétuent au XXIe siècle – pour le meilleur, parfois ; pour le pire, souvent. En promettant aux Juifs un « foyer national » sur les décombres de l’empire ottoman dont d’autres Britanniques avaient promis les oripeaux aux tribus arabes, le secrétaire au Foreign Office lord Balfour a sans doute, de son côté, participé à la création d’une situation confuse et explosive au Proche-Orient qui n’a jamais semblé plus inextricable qu’aujourd’hui. Enfin, en choisissant d’oeuvrer à la destruction des vieux empires (Autriche-Hongrie et empire ottoman) dans lesquels il vivaient, Serbes Croates, Bosniaques et Slovènes ont opté pour un Etat artificiel commun qui allait s’avérer un tombeau de leurs illusions et un terrain d’horribles massacres dans les années 1940 et les années 1990.
Ce qui frappe au cours de cette année, c’est aussi l’ampleur prise par le phénomène de mécanisation de la mort…
Oui et c’est en cela que 1917 sonne véritablement le glas du « monde d’hier » décrit par Stefan Zweig ou Joseph Roth et annonce le XXe siècle, qui sera un temps de progrès, techniciste, rationaliste, déicide, hyperviolent. Naissent ou se développent sur terre, dans les airs et sous les mers, des engins de mort de plus en plus sophistiqués. Au prétexte d’économiser des vies humaines en substituant aux combattants des tanks, des sous-marins et des avions, on industrialise des techniques de tueries de masse. Le gaz moutarde fait son apparition dans les obus allemands. On prépare Auschwitz, Dresde et Hiroshima. N’est-ce pas d’ailleurs encore cette année-là que Ludendorff, numéro deux de l’armée allemande, imagine le concept de « guerre totale » voué à une certaine popularité un quart de siècle plus tard ? A se demander si Cocteau n’avait pas raison en affirmant que « le progrès est peut-être le développement d’une erreur »… Ne pas oublier aussi que moins de deux mois après la révolution d’octobre est mis sur pied la terrible police politique soviétique (la Tchéka) et élaborée, déjà, sous la forme d’un décret de Lénine visant à emprisonner et à envoyer aux travaux forcés « les saboteurs, les fonctionnaires en grève et les spéculateurs », l’idée même de goulag.
Au milieu de ce contexte aussi brutal émergent pourtant de nombreux mouvements culturels…
Les deux sont étroitement liés. C’est l’environnement de la guerre, de la brutalisation des êtres, de la mécanisation à outrance qui, justement, provoque cette incroyable effervescence culturelle en 1917. Les artistes se nourrissent de cette monstrueuse boue chaotique pour en faire de l’or pictural, littéraire ou musical. Le premier disque de jazz ne pouvait être enregistré qu’en 1917. Marcel Proust ne pouvait terminer son manuscrit d’« A l’ombre des jeunes filles en fleurs », futur Prix Goncourt, qu’en 1917. Pierre Drieu La Rochelle ne pouvait publier ses premiers poèmes, qui sont à la fois une ode à la force brute, un appel à l’amitié entre les peuples européens jetés dans une atroce « guerre civile » et un long soupir fataliste (bref du fascisme romantico-littéraire avant l’heure) qu’en 1917. Apollinaire ne pouvait inventer le terme de surréalisme qu’en 1917. Freud ne pouvait imaginer le concept du surmoi qu’en 1917. Malevitch ne pouvait peindre ses premiers « carrés blancs sur fond blanc » qu’en 1917.
Dans votre livre, vous vous attardez aussi sur plusieurs figures qui vont faire le XXe siècle. Quel intérêt de raconter leur vie en 1917 ?
Parce que 1917 a changé leur vie. Et parfois celle de leurs contemporains. Je pense par exemple à la création du premier centre anticancer par Marie Curie ou aux quatre équations du rayonnement gravitationnel établies par Einstein dans sa chambre glaciale de Berlin dont il ne sort quasiment plus. Quant aux grands leaders politiques du XXe siècle, tous ont vu leur destin s’accélérer cette année-là: convalescent après avoir été blessé au front, Mussolini bascule dans la conviction que les futurs anciens combattants formeront une communauté politique après-guerre et que son pays a besoin d’un homme « qui connaisse le peuple, soit son ami, le dirige et le domine, quitte à lui faire violence » ; Hitler, lui aussi blessé et convalescent, se forge son antisémitisme paranoïaque en constatant qu’il y a, à l’arrière, un « nombre élevé » de Juifs dans les bureaux qu’il met en parallèle avec « leur rareté sur le front » ; Mao Zedong publie son premier article dans une revue pékinoise où il élabore une doctrine visant à établir « un homme nouveau » et un « ordre nouveau » afin de lutter contre «les quatre démons du monde» que sont l’Eglise, l’Etat, le capitalisme et la monarchie ; De Gaulle, prisonnier en Allemagne, tente à plusieurs reprises de s’évader et se jure de plus jamais subir cette humiliation suprême pour un soldat qui est de ne pas pouvoir combattre ; Mac Arthur connaît ses premiers problèmes avec sa hiérarchie ; par son activisme, Gandhi arrache aux Britanniques la promesse de discussions sur une réforme du statut de l’Inde, etc.
S’il fallait retenir une œuvre qui décrit le mieux 1917 ?
« 1917: l’initiation d’un homme », de John Dos Passos, immense auteur américain trop souvent sous-évalué en raison de l’ombre de son contemporain et frère d’armes et de plume Ernest Hemingway. Et le tableau de Félix Vallotton que j’ai choisi pour la couverture de mon livre. Presque abstrait, d’un graphisme exceptionnel, il représente un champ de bataille noyé sous des faisceaux lumineux, dans des nuées de gaz, des incendies et des pluies diluviennes. On y voit une nature écrasée et… aucun être vivant. Comme si toute humanité avait été effacée de la surface de la Terre. Il annonce notre époque de plus en plus déshumanisée, où la machine et les robots semblent sur le point de triompher. •
« En rompant avec leur isolationnisme traditionnel pour venir en aide aux démocraties occidentales, les Américains ont inauguré leur leadership mondial et opté pour un statut de gendarme du monde »
Jean Christophe Buisson est écrivain et directeur adjoint du Figaro Magazine. Il présente l’émission hebdomadaire Historiquement show4 et l’émission bimestrielle L’Histoire immédiate où il reçoit pendant plus d’une heure une grande figure intellectuelle française (Régis Debray, Pierre Manent, Jean-Pierre Le Goff, Marcel Gauchet, etc.). Il est également chroniqueur dans l’émission AcTualiTy sur France 2. Son dernier livre, 1917, l’année qui a changé le monde, vient de paraître aux éditions Perrin.
1917, l’année qui a changé le monde de Jean-Christophe Buisson, Perrin, 320 p. et une centaine d’illustrations, 24,90 €.