Entretien par Alexandre Devecchio
GRAND ENTRETIEN – Pour l’auteur de Fractures françaises, « on assiste à une autonomisation réactive des gens ordinaires, qui attendent une offre politique qui ne serait pas moralement condamnée ».
De l’élection présidentielle, le géographe retient avant tout le score de 41,4 % de Marine Le Pen. Un score qui témoigne, selon lui, de la révolte des classes populaires et qui confirme la persistance et la centralité du clivage entre la France périphérique, regroupant les perdants de la mondialisation et celle des métropoles, où vivent la majorité des gagnants. Christophe Guilluy souligne les scores de la candidate du Rassemblement national outre-mer, qui, selon lui, contredisent la thèse d’un vote xénophobe de «petits Blancs». Il relativise la percée de Mélenchon, soulignant la fragilité de l’alliage entre le vote des bobos et celui des minorités; et ne croit pas davantage à une union des droites à l’heure de la disparition du clivage droite/gauche.
La diabolisation ne vise pas l’extrême droite, mais le diagnostic des classes populaires et les classes populaires elles-mêmes
LE FIGARO – Quel bilan tirez-vous de cette campagne et de son résultat ?
CHRISTOPHE GUILLUY – Le premier bilan est celui du macronisme qui nous porte l’«extrême droite» à 41,4 %. En 2017, j’avais parlé d’une opposition chimiquement pure. Il semble qu’en 2022, on approche de la perfection. Quelles que soient les régions, l’opposition métropoles/périphéries s’est cristallisée. Tout se passe comme si, tous les cinq ans, nous avions une piqûre de rappel, une petite dose de réel, pour nous rappeler que le modèle dans lequel nous avons plongé il y a des décennies provoquait quelques désordres sociaux, et surtout culturels. Le problème est que ce booster de réel ne sera efficace que quelques mois, disons jusqu’aux législatives. Après, on oubliera l’essentiel, la fracture entre le haut et le bas, entre haut revenus et revenus modestes, entre les métropoles et la France périphérique. La quasi-absence de représentation, et donc de défense des classes populaires et moyennes à l’Assemblée nationale, réactivera alors le narratif marketing hors sol du pouvoir.
Un narratif porté par les intérêts du socle électoral de la macronie: la bourgeoisie de droite et de gauche (77 % des catégories supérieures ont voté Macron) et les bataillons de retraités (70 % ont voté Macron). Car, comme en 2017, ce sont bien les seniors qui auront fait l’élection du jeune président de la République. Il semble que le président soit moins le pilote d’une start-up nation que le directeur d’une immense maison de retraite. Le président va donc pouvoir poursuivre les réformes dures pour les actifs modestes avec la bénédiction des classes supérieures et des inactifs qui l’ont élu; une politique qui sera habillée d’un discours bienveillant, de «care», de soin, de protection, qui sera soutenue par les retraités. Dans ce narratif, le sujet central, celui du destin des classes populaires et moyennes, sera traité, mais, à la marge, à la périphérie.
Vous avez écrit que «la France périphérique» est majoritaire. Dans ce cas, comment expliquez-vous les échecs répétés de Marine Le Pen, censée incarner cette France-là ?
Le concept de France périphérique ne vise pas à distinguer le vote du RN, mais à révéler la place des classes moyennes et populaires. Ces trente dernières années, les métropoles se sont vidées de ces catégories. Le problème est que, compte tenu des logiques de nouveau modèle économique et de la désindustrialisation, les métropoles concentrent depuis trente ans l’essentiel de la création d’emplois, mais n’y vivent que 30 à 40 % maximum de la population. Dit autrement, et pour la première fois dans l’histoire, la majorité des catégories modestes ne vit pas là où se crée l’emploi. Ce choc social et culturel est à l’origine de toutes les contestations politiques, sociales ou culturelles en France comme dans tous les pays européens. De Maastricht (1992) aux «gilets jaunes» en passant par le vote populiste, toutes ces contestations émanent des territoires de la France périphérique, des villes moyennes, des petites villes, des zones rurales. Cela ne signifie évidemment pas que 100 % des habitants de ces territoires soient opposés au modèle. Faut-il rappeler une évidence, il n’y a pas de déterminisme géographique. Le territoire n’est rien.
Ce qui fait le territoire, ce sont les gens qui y vivent. Quand un bobo parisien s’installe sur le littoral breton ou dans le Luberon, il ne devient pas un opposant au macronisme et ne prend pas sa carte RN! Les territoires ruraux aisés (par exemple, viticoles) votent évidemment Macron, les littoraux gentrifiés votent ainsi comme les métropoles. De la même manière, les métropoles sont en moyenne de plus en plus gentrifiées mais concentrent aussi dans les quartiers de logements sociaux des catégories populaires précaires. Les dynamiques électorales sont portées par des ressorts sociaux et d’âge; la bourgeoisie, qui bénéficie du modèle, comme les retraités, dont l’espérance de vie est évidemment plus réduite, n’ont pas intérêt à renverser la table. La majorité des classes populaires vit en moyenne dans la France périphérique tandis que la majorité des classes supérieures vit dans les métropoles de plus en plus embourgeoisées. Le RN capte une part majoritaire du vote dans la France périphérique, mais évidemment pas 100 %. Rappelons à ce titre que, dans l’histoire récente, aucun parti ou mouvement populiste n’a accédé au pouvoir sans alliance ou sans le soutien d’un parti puissant. En Italie, Salvini accède au pouvoir avec le Mouvement 5 étoiles; Trump n’est pas un homme seul, il est soutenu par l’appareil des Républicains; le Brexit est majoritaire parce qu’il bénéficie du soutien d’une partie de l’intelligentsia britannique et des tories, etc.
La stratégie de dédiabolisation de Marine Le Pen a-t-elle atteint ses limites ?
Bien sûr. Depuis au moins Maastricht, tous les pouvoirs (de gauche comme de droite) ont compris qu’une potentielle majorité pouvait se dessiner à partir du socle populaire majoritaire, qui s’est affranchi depuis très longtemps du clivage gauche/droite. Si elle vote, cette majorité ordinaire peut remettre en cause le modèle. Or, dans l’esprit des élites, il ne peut plus y avoir d’alternative au modèle. Donc, et puisqu’on ne peut plus jouer sur l’alternance droite/gauche pour diviser les classes populaires (on l’a vu pendant le mouvement des «gilets jaunes»), que les élites sécessionnistes n’ont plus pour cadre la nation ni comme objectif le bien commun, la dernière défense va consister à exclure non pas politiquement, mais moralement la majorité ordinaire.
À travers la rhétorique de diabolisation de «l’extrême droite» et du nom de «Le Pen», ce que les «élites» cherchent d’abord à diaboliser (sans le dire évidemment), c’est le diagnostic social, culturel et économique des classes populaires et moyennes, leur refus maintes fois exprimé du modèle. Et, in fine, réduire la contestation populaire à celle d’une tribu perdue, celle des fameux «petits Blancs»; une représentation qui ne correspond évidemment pas à la réalité, les résultats de Marine Le Pen outre-mer (69,6 % en Guadeloupe ; 60,87 % en Martinique ; et 60,7 % en Guyane), donc dans la France périphérique, font exploser ce narratif. Ces territoires, qui avaient fortement participé au mouvement des «gilets jaunes» en 2018, sont caractéristiques de la contestation populaire, une contestation qui agrège les classes populaires de toutes origines, et qui vient contredire le récit médiatique autour d’un «vote petit-blanc».
Cette diabolisation fonctionne, car elle permet de déplacer le débat du champ politique à celui de la morale. Soutenir le non au référendum en 2005, les «gilets jaunes» et évidemment tout candidat «populiste» serait évidemment «stupide» mais aussi et surtout «immoral». Les gens ordinaires sont ainsi culturellement marginalisés, rejetés dans une immoralité difficilement tenable au quotidien. C’est pourquoi, et même si, sur la plupart des thématiques, une majorité de la population est, d’après les sondages, d’accord avec les propositions «populistes (souverainisme, protectionnisme, réindustrialisation, régulation des flux migratoires), une fraction d’entre eux (de plus en plus réduite cependant) ne franchira pas la limite morale. Cette question de l’immoralité du vote agit en effet comme un rayon paralysant pour une part importante de la population, notamment âgée.
Même si les limites de Marine Le Pen tant sur son programme, sa maîtrise des dossiers que la faiblesse de son entourage sont patentes, il faut insister sur le fait que le théâtre antifasciste qui s’applique aujourd’hui à elle s’appliquerait à n’importe quel candidat venu de la gauche, de la droite, du monde du spectacle ou de nulle part, qui porterait le diagnostic de la majorité ordinaire. La question du casting est donc accessoire. Si demain le dalaï-lama se présentait avec un programme souverainiste, il serait lui aussi fascisé, décrit comme la quintessence de l’intolérance, le symbole de l’exclusion de l’autre.
La diabolisation ne vise pas donc pas «l’extrême droite», mais le diagnostic des classes populaires et les classes populaires elles-mêmes. Car ce diagnostic, qui exige une remise à plat du modèle, fragiliserait mécaniquement ceux qui en bénéficient aujourd’hui.
Marine Le Pen a axé toute sa campagne sur le pouvoir d’achat. Si l’angoisse de la fin du mois est une réalité pour beaucoup de Français, les électeurs des classes populaires sont-ils mus uniquement par leurs intérêts matériels ?
C’est assez amusant d’entendre depuis des années cette inversion accusatoire qui tend à réduire les classes populaires à une masse de consommateurs individualistes, indifférents au bien commun, voire en sécession. Si, comme le reste de la population, les catégories modestes baignent évidemment dans tous les travers de la société de consommation, ils restent attachés au bien commun, au service public, à leur mode de vie. Cela est d’ailleurs assez logique pour des catégories de plus en plus fragilisées et qui ont besoin de protection. Si la contestation populaire est portée par une question sociale, elle revêt aussi une dimension existentielle, c’est ce qu’on a vu avec le mouvement des «gilets jaunes», dont les ressorts étaient tout autant le pouvoir d’achat que la volonté de se rendre visibles, de dire: «Nous existons.» De la même manière, le vote combine une dimension matérielle et existentielle, qui touche au mode de vie et au bien commun. D’ailleurs, si la seule question matérielle portait exclusivement les classes populaires, Mélenchon aurait été qualifié pour le second tour et peut-être élu président.
À l’inverse, on ne souligne pas assez que le vote de la bourgeoisie, de droite comme de gauche, et plus largement celui des classes supérieures, ne se détermine absolument plus sur des valeurs, mais sur le matériel, le pouvoir d’achat, la défense du patrimoine. Comme en 2017, une grande partie de la «bourgeoisie versaillaise» a oublié ses valeurs conservatrices et plébiscité un président progressiste, quand de leur côté nombre de «bobos mélenchonistes» n’ont pas hésité à apporter, au second tour, leur suffrage au «candidat de la banque». Le pouvoir d’achat, le patrimoine, le matériel résument les préoccupations du monde d’en haut, mais cela n’est pas très étonnant puisque, comme nous l’expliquait Christopher Lasch, les élites ont fait sécession et abandonné le bien commun depuis les années 1980.
Le parti majoritaire chez les classes populaires, c’est finalement l’abstention. Ne craignez-vous pas une forme de sécession politique des classes populaires ?
Il n’y a pas sécession des classes populaires, mais une réaction à la sécession sociale et culturelle des classes supérieures. On assiste en fait à une autonomisation réactive des gens ordinaires qui attendent une offre politique qui ne serait pas moralement condamnée.
Certains observateurs évoquent une archipellisation de la société française, d’autres une décomposition du système politique français? Qu’en pensez-vous ?
Il y a évidemment de multiples fractures françaises sociales et culturelles, elles sont multiples et mêmes très anciennes si on songe à de Gaulle qui se demandait déjà comment gouverner un pays qui possède 300 variétés de fromages. Plaisanterie mise à part, il faut rappeler qu’aucune représentation n’est neutre, elle vise au contraire à faire passer un message politique. La guerre des représentations est essentielle pour le pouvoir comme pour son opposition.
On se rappelle que, avec le grand débat, Macron avait allumé un contre-feu à la représentation d’un «bloc populaire» (expression du politologue Jérôme Sainte-Marie), soutenu au départ par une majorité de l’opinion. Il fallait casser cette représentation trop visible de cette majorité ordinaire en proposant un grand débat panélisé, segmenté, bref, marginal. Cette représentation d’une société tribalisée, ou libanisée, est celle de Netflix, du marché, elle est a-politique. Cette technique marketing du panel permet d’invisibiliser le commun, le diagnostic des gens ordinaires, de marginaliser la contestation, et surtout de faire disparaître un conflit de classes porté par un bloc populaire majoritaire.
Vous croyez au «soft power» des classes populaires. La victoire d’Emmanuel Macron ne témoigne-t-elle pas, au contraire, de la difficulté des classes populaires à peser réellement
sur leur destin ?
Les 41,4 % de Marine Le Pen (après ses 33 % de 2017 et les 18 % de Jean-Marie Le Pen en 2002) apportent un démenti à cette thèse, on observe au contraire une lente progression de la contestation (un vote d’autant plus puissant qu’il est surreprésenté chez les actifs). Il faut s’inscrire dans le temps long. En 2002, Jacques Chirac l’emporte avec 62 % des inscrits; En 2017, Emmanuel Macron avec 43,1 % des inscrits et aujourd’hui avec seulement 38,5 % des inscrits. Le mouvement de la majorité ordinaire agit comme des coups de boutoir. Il ne s’arrêtera pas, car il est existentiel.
La percée de Jean-Luc Mélenchon au premier tour n’invalide-t-elle pas la thèse d’une fracture élite/peuple avec une France coupée en deux ?
Non, la photographie est bien celle de deux France et de deux candidats qui ne se réfèrent plus au clivage droite/gauche. Mélenchon a surnagé brillamment en associant la carpe et le lapin, les bobos et les minorités, ce qui reste de la gauche et le vote musulman. Mais cet alliage entre une petite bourgeoisie woke et des classes populaires attachées aux valeurs traditionnelles, voire hyperconservatrices, véhiculées par l’islam, est très fragile et risque d’imploser quand le leader de LFI aura pris sa retraite. Une implosion déjà en partie actée lors de ce second tour puisque la petite bourgeoisie mélenchoniste s’est mobilisée pour Macron tandis que les banlieues s’abstenaient.
À la percée de Mélenchon est venu s’ajouter le surgissement d’Éric Zemmour en début de campagne…
Tout cela était anachronique. Il me semble que proposer l’union des droites à un moment où le clivage droite/gauche disparaît était voué à l’échec.
Beaucoup d’observateurs redoutent que le prochain quinquennat soit marqué par d’importants troubles politiques et sociaux…
C’est une évidence et cette contestation viendra comme, c’est le cas depuis vingt ans, de la France périphérique. ■
Le plus important c’est l’information. Ou les gens vont ils la chercher? Malheureusement la majorité des français la prenne chez bfmwc, rance info, rance inter, rtl, lci…..Nous l’avons bien vu pendant ces 2 ans de covid. Les gens vouent une dévotion à ces informations manipulatrices, mensongères infestés par ses experts du covid, de la stratégie militaire, de la politique intérieur, de la consommation….vérités certifiés qui bien entendu ne sont pas discutables. Parmis eux certains sont récupérables mais beaucoup seront dans le déni parce qu’ils ne veulent pas de la vérité d’une part certains retraités mais aussi les bobos en trotinette electrique biberonés à l’écologie marxiste et au wokisme. Il faut espérer que les gens dit populistes qui font partie de ce troisième cercle comme le dit Charles Gave ceux qui n’existent pas pour les élites du premier cercle feront entendre un jour leur vision de leur France.
Avec ce complément -indispensable- de Le Bison sur le « bromure » (ou poison) versé, goutte à goutte. chaque jour que Dieu fait, par la télévision, l’analyse de M. Guilluy est tout à fait convaincante.
La théorique souveraineté populaire est, tels les millions de mètres-cube d’un grand fleuve, endiguée, maîtrisée, dirigée, retenue par des barrages. Cette fonction, pas nécessairement nuisible, est, de nos jours, très largement, confiée aux télévisions commerciales. Ce « commercial » dit presque tout : diversité trompeuse, secret des affaires, euphorie ou émotions artificielles, liberté théorique détournée par des techniques de manipulation visant toutes à paralyser l’attention, le sens critique et confisquer l’audience. Derrière l’oriflamme de la « croissance » du pib (donc du commerce), tout ce qui relève de la morale, de la vérité, du savoir sérieux, de la saine critique, de la sagesse, de la réalité « réelle » est, peu à peu, en toute bonne conscience, répétitivement, dilué, relativisé, effacé, dévalorisé… Le travail de l’école, quand il existe encore, est lui aussi, de même, érodé. Les exceptions – qui existent – ne pèsent pas lourd.
La vie politique en est profondément transformée. La communication officielle perd toute décence, secondée qu’elle est par cette classe de pseudo-informateurs triplement assujettis aux « annonceurs », aux propagandistes du pouvoir et aux divers corporatismes. De cette triple vassalisation, mais aussi du caractère « privé » ou « libre » de leur medium, mais aussi de la protection que le droit du travail accorde aux salariés, ils s’arrogent un pouvoir totalement exorbitant (c’est moi qui pose les questions; vous êtes mon invité….).
La raideur inévitable de l’autorité à l’ancienne (dura lex, sed lex) est, elle aussi, dissimulée, dans un flot incessant de déflecteurs, d’exclusions, d’omissions, de personnalisations (vedettariat, sondages)… derrière lequel sont assénés, avec les mots et étiquettes diaboliquement choisis, les mêmes clichés, le même « narratif », les mêmes « éléments de langage ». L' »extrême-droite », notion totalement détournée de son sens, symbolise bien ce qui est infligé au grand public. Ajoutons ces organismes de contrôle prétendument indépendants derrière lesquels tout ce « beau monde » se cache .
Le sujet est immense, on le sait. M. Guilluy fait une mention particulièrement intéressante de la technique du « panel », technique commerciale adoptée par Macron. Je crois qu’il faudrait approfondir aussi la technique du « débat » telle qu’elle est imposée par ces hyper-puissants « modérateurs », particulièrement ce débat de second tour, le premier n’intéressant personne. Je le crois profondément nuisible à la liberté et à la sincérité du vote, selon les mots du Code Électoral. A pousuivre donc !