Par Pierre de Meuse.
[Étude publiée en 2 parties].
Si l’on admet que les Lumières ont eu pour prolongement la révolution française, idée qui se fonde sur le fait que la révolution met en pratique l’individualisme rationaliste des philosophes, il n’est pas sans intérêt de remarquer que le premier critique global de la révolution, Edmund Burke, appartient aux Lumières dites écossaises, de même qu’aux précurseurs du Romantisme. Burke publie en 1757 sa Recherche philosophique de nos idées du Sublime et du Beau. Il reprend les théories de Shaftesbury et de Hutcheson, sur le caractère purement intime du beau. Les philosophes français ne manquent pas de remarquer cet ouvrage, notamment Diderot, qui le couvre de louanges. Kant s’empresse également d’en faire un commentaire laudateur dans sa « critique du jugement » (1790). Lui aussi avait été initié maçon (loge Jérusalem) en 1769. L’analyse burkienne de la révolution française, s’appuyant sur une critique du rationalisme, va alimenter tous les pamphlets des auteurs contre-révolutionnaires jusqu’à Le Play. Les « Reflections on the Revolution in France » sont considérées comme une véritable fondation des contre-lumières et de la Contre-révolution.
En Allemagne, la critique de l’œuvre « philosophique » va être le fait d’un hermétisme piétiste, lui aussi influencé par les élans préromantiques du Sturm und Drang ainsi que par les prétendues œuvres d’Ossian. Johann Gottfried von Herder est la tête de file de ces auteurs. Il est un admirateur de Jean-Jacques Rousseau et de Kant dont il est un auditeur assidu de 1762 à 1764. Il témoignera d’ailleurs plus tard sa reconnaissance à l’égard d’un philosophe qu’il considérait comme un véritable « modèle d’humanité », et dont il saluait l’érudition et la pertinence. Herder est reçu lui aussi reçu franc-maçon à l’âge de 22 ans, lors de son séjour à Riga (1765-66), dans la loge de la Stricte Observance Zum Schwerdt (A l’Epée), fondée en 1750. (Ci-contre : statue de Herder à Riga). Il participa toute sa vie aux activités maçonnes et en fut même un des réorganisateurs. Herder est enfin l’un des 1500 membres identifiés des fameux « Illuminés de Bavière », société maçonnique qui répandit une odeur de soufre et donna lieu à d’innombrables légendes. Maistre écrivait à leur sujet « On donne ce nom d’Illuminés à ces hommes coupables qui osèrent de nos jours concevoir et même organiser en Allemagne, par la plus criminelle association, l’affreux projet d’éteindre en Europe le christianisme et la souveraineté. »
Pourtant, curieusement, Herder fut probablement l’adversaire le plus profond et déterminé de ces Lumières franco-kantiennes qui avaient formé son esprit. C’est Herder qui va effectuer la première critique sans concessions de la théorie universaliste de Kant. Dans Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit., (Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité), Herder s’oppose à son maître Kant sur des points fondamentaux. Alors que Kant affirmait que la raison humaine ne devait connaître d’autres limitations que celles qu’elle s’impose, Herder constate que le champ de l’inconnaissable est irréductible. Surtout, alors que Kant répète tout au long de son œuvre que la connaissance est avant tout un effet de la liberté humaine, Herder décrit la diversité humaine dans son rapport avec la tradition, la géographie, la nature et autres facteurs extérieurs à l’homme abstrait et libre cher à Kant. La conséquence que le maître de Königsberg y relève, scandalisé, c‘est un refus « effroyable » du progrès. En effet, Herder considère que chaque peuple et chaque époque élabore sa propre échelle de valeurs, étanche aux autres. Dès lors, il est futile et même odieux de vouloir soumettre les hommes de notre temps à un sens de l’histoire commun à l’humanité. Pour lui, il n’y a pas de modèle universel ni de projet global de l’avenir. Tout l’humain se trouve ainsi contenu dans chaque culture, avec ses mots et ses concepts, ni mieux ni moins bons avant qu’après. Et si Herder et Kant semblent d’accord pour saluer la révolution française à son commencement, ce n’est absolument pas pour les mêmes raisons. Kant célèbre un pas en avant dans la construction de l’humanité libre, Herder croit y voir, du moins au début, un retour de la France à ses traditions populaires, abandonnant une préciosité desséchante. D’ailleurs, à partir de 1797, il abandonne ses illusions sur ce point.
Le cas de Justus Möser est spécial, mais s’inscrit également dans la même logique. Né en 1720, il devient dès l’âge de 24 ans haut fonctionnaire du micro-état qui l’avait vu naître : la principauté ecclésiastique d’Osnabrück. Dans ces tâches, il va devenir pendant trente ans un propagandiste des Lumières, cherchant à les utiliser pour redonner vie aux institutions moribondes de l’État osnabrückien déserté par ses princes. Ses œuvres (Patriotische Phantasien, Osnabrückische Geschichte) exaltent à la fois les idées nouvelles et l’hostilité à un pouvoir central considéré comme mutilant et anonyme. Après 1780, il va suivre une évolution proche de Burke et sa pensée se confondra avec la Contre-révolution, reniant sans regret les Lumières qui avaient été l’espoir de sa jeunesse.
Les remarques effectuées sur Herder valent également pour August von Rehberg. Lui aussi est un fils des Lumières franco-kantiennes, même si rapidement, il recevra l’influence de Justus Möser comme celle de Kant et choisira Burke et Möser contre le maître de Königsberg, avant de devenir l’ennemi des héritages philosophiques « français » ; Même chose pour Gentz, qui fut un élève tellement fidèle de Kant qu’il fut choisi par lui pour corriger les épreuves de sa critique de la raison pure. Il s’opposera d’ailleurs à Möser en 1791 en le critiquant dans le Berlinische Monatsschrift, au nom de la pensée kantienne et de l’universalité des Lumières. Cela ne l’empêchera pas par la suite de traduire Burke et les réflexions sur la révolution de France en 1793 et de se rallier à la Contre-révolution, dont il sera le porte-parole en Autriche et qu’il ne reniera pas jusqu’à sa mort en 1832.
On pourrait retrouver les mêmes constantes, quoique plus tardives chez les doctrinaires français de la Contre-révolution comme Bonald ou Montlosier : lorsque la Révolution survient, Louis de Bonald y est d’abord favorable. Il est élu maire de Millau et réélu en février 1790 à la mairie, puis président de l’Assemblée du département. A l’époque, il est un grand admirateur de Rousseau ; pourtant six ans plus tard, écœuré par la Révolution, il échafaude dans « Théorie du pouvoir politique et religieux » une critique féroce du Contrat social et des postulats des Lumières. C’est probablement l’auteur contre-révolutionnaire le plus cohérent, quoique d’un style un peu empesé.
Que nous enseignent ces références biographiques ? Qu’il n’y a pas de continuité directe, de maître à disciple, entre la Contre-révolution et la pensée traditionnelle conservatrice en Europe, même si la première se rallie en partie à la seconde. Ce ne sont pas ceux qui auraient pu défendre les structures des Anciens Régimes qui luttèrent par l’esprit contre la révolution française, par la simple raison que ces régimes n’avaient secrété aucune pensée cohérente ni bénéficié d’aucune conceptualisation. La critique frontale des Lumières provient de deux origines distinctes : la répulsion pour l’œuvre révolutionnaire et le refus du rationalisme. Ceci nous enseigne que la dynamique des idées n’est pas linéaire mais circulaire. On ne revient jamais sur les convictions d’une époque sans remettre en cause les postulats qui l’avaient précédé, quelquefois de plusieurs siècles. Cette constatation est certes pénible, car elle rend l’attitude réactionnaire compliquée. Elle est aussi, paradoxalement, un motif de réconfort dans la mesure où elle nous montre que l’ennemi idéologique peut être retourné. Bien sûr, ce retournement n’est possible qu’à la condition que ceux qui défendent les bons principes soient à la fois libres et cohérents. Cela, évidemment est encore un autre débat. (Suite et fin) ■
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