Cette étude est publiée en trois parties, à dater d’hier mercredi et les deux jours suivants.
Une double illusion.
La première, qui est la plus fondamentale, est parfaitement discernée par Maurras bien qu’il ne l’aborde que par son effet en raison du point de vue qu’il adopte. Cette illusion, qui repose sur des motifs plus théologiques que politiques, tient à la nature de la révélation chrétienne. Celle-ci, en introduisant la distinction du spirituel et du temporel, a déterminé les conditions et les limites de son effet sur les réalités sociales temporelles. Même lorsque l’Evangile informe la vie des sociétés par l’entremise de la doctrine sociale que le magistère de l’Eglise en a tirée, cette « réalisation sociale » de la Révélation n’est pas, en soi, de nature religieuse.
La doctrine sociale de l’Eglise, dans la mesure même où elle reconnaît la « juste autonomie des réalités temporelles »[1], peut certes « incarner » l’Evangile dans la vie des sociétés, mais elle le fait par des moyens politiques et non proprement religieux. C’est ce qu’exprime cette remarque du cardinal de Lubac, qui réduit à néant l’illusion d’un « christianisme social » au sens où l’entendait Sangnier : « Nous ne savons pas ce que pourrait être la réalisation sociale de l’Evangile ; mais, si désirable qu’elle nous apparaisse, nous savons d’avance que le christianisme n’y peut être enfermé »[2].
Sangnier a cru que le contenu religieux de la démocratie pouvait être chrétien. Or, il ne peut pas l’être car la démocratie, pas plus qu’aucun autre régime politique, ne saurait « enfermer » un christianisme qui la dépasse infiniment. Dès lors, le contenu religieux de la démocratie ne peut être que la démocratie elle-même. Celle-ci, pour être « religieuse », ne peut que se transformer en une nouvelle religion. Mais cette religion, qui a pour finalité la réalisation à venir d’une société idéale dont on ignore tout[3], ne saurait fonder ni raisonnement ni « actes de foi » car, comme le rappelle Maurras à Sangnier, « on ne peut pas désirer l’inconnu »[4]. Là se trouve la première illusion de Sangnier : croyant possible de donner un contenu chrétien à la démocratie, il transforme en réalité celle-ci en religion reposant sur d’impossibles « actes de foi » en un avenir inconnaissable.
A cette première illusion s’en ajoute une seconde, que Maurras met clairement en lumière car elle est de nature historique et non théologique. Sangnier, tout à son rêve de construire une démocratie idéale, fait totalement abstraction de la réalisation historique concrète que lui a donnée en France la IIIème République. Celle-ci, fait observer Maurras, réalise déjà une conception religieuse de la démocratie, mais elle est fondamentalement anti-chrétienne[5]. Maurras ramène son interlocuteur à la réalité en faisant apparaître le contraste entre la discontinuité politique, dans tous les domaines, de l’action de la IIIème République et la « régularité exemplaire »[6] de son acharnement à éradiquer, précisément, toutes les « réalisations sociales » de l’Eglise catholique. Il montre de la sorte la nature au fond plus religieuse que politique du régime républicain qui s’est instauré en France. Le Sillon s’est fixé pour but de donner un contenu religieux à la démocratie ; mais ce que Sangnier ne voit pas et que Maurras met sous ses yeux c’est, en quelque sorte, que la place est prise. Au moment où Sangnier imagine son « christianisme social », la démocratie, du moins dans l’expression historique qu’elle a prise en France, a déjà un contenu religieux. Or il « n’y a pas de place pour deux Absolus »[7].
Ce caractère plus religieux que politique de la République en France constitue un élément capital de la démonstration maurrassienne. Il repose sur un constat historique représenté par deux mesures quasiment concomitantes qui révèlent la nature profonde du régime. Dès qu’ils s’emparent du pouvoir, les républicains adoptent immédiatement deux mesures symboliques. Ils décident de raser les Tuileries, siège du pouvoir politique, et ils annexent au culte de leurs « grands hommes » l’église Sainte-Geneviève[8]. Par le même mouvement, qui préfigure de manière archétypale l’avenir de la démocratie, la IIIème République, à peine installée, détruit le symbole du pouvoir politique et s’empare d’une église pour la transformer en panthéon de la nouvelle religion qu’elle inaugure.
Religion démocratique et impuissance politique
Cette concomitance symbolique est significative du lien historique, réalisé dans la France de la fin du XIXème siècle, entre l’affirmation d’une religion de la démocratie et une forme de renoncement au politique. Elle fait apparaître qu’en conférant à la démocratie une teneur religieuse, on la vide de sa substance politique. En devenant une « religion séculière »[9], la démocratie, de fait, perd ses moyens d’action politiques. L’inaptitude de la IIIème République à mettre en œuvre une politique étrangère, que Maurras a magistralement démontrée dans Kiel et Tanger et qui devait s’achever dans le désastre de juin 1940, en est la tragique illustration. Le régime qui a si bien réussi à supplanter en France la religion catholique, s’est avéré totalement incapable d’employer les moyens politiques requis pour assurer l’existence et jusqu’à la survie de la France en tant que nation. C’est ce que Maurras a vu dans Le dilemme de Marc Sangnier. Il a clairement perçu qu’en introduisant un germe religieux dans l’idée de démocratie, le « christianisme social » de Sangnier non seulement faisait de la démocratie une religion nouvelle mais, par là même, la vidait de sa substance politique.
Or, ce qui était pour Maurras l’objet d’une démonstration rationnelle tend à devenir aujourd’hui la forme universelle de la démocratie. Le caractère religieux pris par les « valeurs » démocratiques n’est plus à démontrer. La République a depuis longtemps, en France, ses dogmes, définis dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen intégrée à sa constitution, sa morale, édictée par son Comité national d’éthique, et même ses martyrs, qui ont eu la naïveté de prendre au sérieux les « valeurs de la République », au point d’y laisser la vie. Mais ce qui n’est resté longtemps qu’une exception française, fait d’un « archaïsme castrateur » par lequel la « légende républicaine »[10] s’est efforcée d’effacer un passé qui prive le régime de toute légitimité, apparaît de plus en plus comme la forme commune des démocraties « occidentales ». (À suivre, demain) ■
[1] Conc. Oecum. Vat. II, const. Gaudium et spes, n° 36, De justa rerum terrenarum autonomia.
[2] H. de Lubac, Nouveaux paradoxes, Œuvres complètes XXXI, Paris, Cerf, 1999, p. 114.
[3] Ibid.
[4] La démocratie religieuse, préc., p. 89. Ce rapprochement entre Maurras et de Lubac pourra paraître audacieux aux lecteurs du Drame de l’humanisme athée ; mais il est parfois donné de puiser dans l’intelligence des grands esprits de quoi dépasser leurs passions.
[5] La démocratie religieuse, préc., p. 197.
[6] Ibid., p. 198.
[7] H. de Crémiers, « Du ralliement à la République au ralliement au monde de Léon XIII à François », Politique Magazine n° 206, oct. 2021, p. 7.
[8] La profanation de l’église Sainte Geneviève a fait l’objet d’un projet de loi adoptée par la Chambre des députés en juillet 1881 mais, en raison de l’opposition du Sénat, n’a été mise en œuvre que par un décret du 26 mai 1885. Quant à la décision de raser les Tuileries, elle a été prise par une loi adoptée le 28 juin 1882.
[9] Sur ce concept comme instrument d’analyse du totalitarisme, cf. M. Gauchet, « Religions séculières : origine, nature et destin », Le Débat 2011/5 (n° 167), p. 187.
[10] F. Rouvillois, Etre (ou ne pas être) républicain, Paris, Cerf, 2015, p. 198.
Étude précédemment parue dans La Nouvelle Revue Universelle
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