(Cette étude a été publiée en trois parties, mercredi, jeudi et ce jour où elle se termine).
De l’Organisation des Nations Unies et ses multiples Comités à l’Union européenne, du Conseil de l’Europe aux Tribunaux pénaux internationaux, l’exigence d’adhésion aux « valeurs démocratiques » tend à se substituer à l’action politique. Toutefois, jusqu’à une époque récente, c’était bien des moyens politiques qui étaient déployés pour imposer l’adhésion, au moins formelle, à ces « valeurs ». De la Guerre du Golfe au Kosovo, les démocraties n’hésitaient pas à recourir à la guerre, cette ultima ratio regum, pour faire prévaloir, au demeurant, sous le couvert des « valeurs » démocratiques, leurs intérêts politiques. Or, ces moyens politiques semblent aujourd’hui frappés d’une forme de désuétude.
Les Etats démocratiques paraissent de plus en plus inaptes à mettre en œuvre les moyens politiques auxquels ils recouraient encore il y a peu pour leur substituer des techniques de persuasion qui relèvent davantage du prosélytisme religieux que de l’action politique. Comme a pu l’observer l’historien Gabriel Martinez Gros à propos du retrait américain d’Afghanistan en août 2021, de « décennie en décennie, en Occident, la parole s’est substituée à l’action, la capacité de transformer le monde a cédé la place à la vaticination religieuse »[1].
La récente épidémie de coronavirus a fait apparaître de manière particulièrement saisissante cette impuissance politique des démocraties. Dans la plupart des Etats démocratiques, les gouvernements ont présenté comme nécessaire voire vitale pour les populations une vaccination que, par ailleurs, ils se sont avérés incapables d’imposer. Il n’est pas question de prendre position ici sur l’efficacité médicale de cette vaccination ni sur son innocuité. Mais le fait est qu’une mesure présentée comme indispensable, pour diverses raisons notamment juridiques, n’a pas pu être imposée, du moins de manière générale.
Pour palier cette impuissance politique, les gouvernements démocratiques ont eu recours à deux types de mesures : ils ont cherché à persuader les citoyens de vouloir ce qui leur était présenté comme un bien et ils ont eu recours à cette fin à des moyens de pression. Le cas de la France est à cet égard particulièrement significatif, mais il n’est pas isolé. Ne pouvant imposer une vaccination générale de la population, le gouvernement a eu recours à des moyens qui relèvent du prosélytisme religieux pour obtenir des citoyens ce qu’il n’était pas en mesure de leur imposer. Ce faisant, le gouvernement ne gouverne plus, il prêche ; il ne cherche plus à être obéi, il veut être cru. La croyance s’est substituée à l’obéissance et cette croyance est irrationnelle. Les messages publicitaires du « Ministère des Solidarités et de la Santé » ne cherchent pas à convaincre de la nécessité d’une vaccination générale au moyen d’arguments susceptibles d’une appréciation rationnelle. Les « vérités » successives et largement contradictoires assénées par ces messages auraient dû, pour le moins, susciter le doute. Mais, en réalité, ils ne s’adressent pas à l’intelligence. Ils n’ont pas pour finalité de convaincre mais tendent à susciter soit la peur, soit un sentiment de culpabilité qui appellent, l’une comme l’autre, un « acte de foi ». Dès lors, l’irrationalité même du message lui confère, paradoxalement, une force et une efficacité accrues parce que de nature religieuse. Credo quia absurdum. Ce qui ne peut être démontré rationnellement demande à être cru. Toutes les fausses religions reposent sur ce postulat. Seule la religion chrétienne, parce qu’elle est la vraie religion, cherche les raisons de sa foi : fides quaerens intellectum.
A ce prosélytisme religieux substitué à l’action politique s’ajoutent des moyens de pression destinés à susciter l’adhésion volontaire à des mesures que le pouvoir démocratique n’est plus en état d’imposer. Ces moyens de pression qui, au moyen d’une invraisemblable avalanche normative[2] subordonnent notamment l’exercice de certaines libertés publiques à une vaccination volontaire, aboutissent sans aucun doute à une forme de contrainte. Mais celle-ci n’est pas de nature politique. La contrainte politique se manifeste en effet soit par l’exécution forcée, soit par la répression pénale. Le contribuable qui refuse de payer volontairement ses impôts s’expose à voir ses biens saisis ; l’automobiliste qui ne respecte pas le code de la route risque une amende. On n’imagine pas un Etat se contenter d’interdire l’entrée des stades ou des cafés à quiconque ne pairait pas ses impôts ou ne respecterait pas les règles de la circulation routière. C’est pourtant bien ce qui se passe avec la vaccination contre le coronavirus. Le récalcitrant n’est ni vacciné de force ni puni. En revanche, le « croyant », celui qui a donné sa « foi » aux messages gouvernementaux, est récompensé : il pourra librement se rendre au théâtre ou au restaurant.
Ce type de contrainte est caractéristique des formes de prosélytisme religieux qui peuvent également faire pression sur la volonté, mais dans le but de susciter, finalement, un « acte de foi » qui reste toujours volontaire même si la volonté exprimée n’est pas entièrement libre. Nul ne peut forcer quelqu’un à faire une profession de foi s’il ne le veut pas. On peut en revanche l’inciter plus ou moins fortement à le vouloir, sans jamais pouvoir néanmoins se passer totalement de son consentement. C’est exactement ce qui se passe avec la vaccination contre le coronavirus qui, comme toute participation à une recherche biomédicale, est subordonnée à un « consentement éclairé » de celui qui s’y soumet.
Aussi, les critiques de l’action gouvernementale qui qualifient celle-ci de « dictature sanitaire » passent-elles sans doute à côté de la vraie nature de cette action. La dictature est un pouvoir politique qui impose, souvent avec brutalité, des décisions qu’il n’est pas permis de contester. Elle réclame une obéissance absolue. La situation actuelle des gouvernements démocratiques apparaît plutôt, à l’inverse, comme une manifestation d’impuissance politique, ce qui est le contraire de la dictature. Les gouvernements démocratiques, qui n’ont plus les moyens d’imposer des mesures qu’ils présentent (à tort ou à raison) comme nécessaires au bien commun, sont amenés à recourir aux méthodes des télévangélistes américains pour obtenir de leurs citoyens qu’ils s’y conforment volontairement.
Maurras avait pressenti, dans son dialogue avec Marc Sangnier, cette évolution religieuse de la démocratie et la perte corrélative de sa substance politique. Il avait clairement vu qu’une démocratie devenue religion, parce qu’elle repose sur le postulat d’une obsolescence du politique, entraînerait un démantèlement de « l’armature politique » des sociétés[3]. Il semble que les démocraties actuelles s’acheminent vers ce terme annoncé par Maurras. La question qui se pose est alors de savoir si les sociétés humaines peuvent se passer de cette « armature politique », mais aussi d’une religion authentique qui ne se limite pas à faire de la santé le substitut assez pitoyable du salut. (Suite et FIN) ■
[1] G. Martinez Gros, « En Afghanistan, l’Occident a privilégié la parole, et non l’action », Le Monde, 9 septembre 2021, p. 29.
[2] Parmi les 28 lois, 118 ordonnances, 537 décrets et 1189 arrêtés édictés ou modifiés pour faire face à l’épidémie (décompte au 22 octobre 2021…), on pourra se reporter notamment à la loi n° 2021-689 du 31 mai 2021 relative à la gestion de la sortie de crise sanitaire, modifiée par la loi n° 2021-1040 du 5 août 2021.
[3] La démocratie religieuse, préc., p. 8.
Étude précédemment parue dans La Nouvelle Revue Universelle
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Le grand penseur du politique Carl Schmitt, pour qui le critère de ce politique est la capacité de distinguer l’ami de l’ennemi, et la capacité de désigner son ennemi, montre que la démocratie libérale, l’État de droit, éliminent le politique. Pour eux, il n’y a plus que la morale (l’idéologie des droits de l’homme) d’un côté et l’économie et l’économisme de l’autre, l’homme étant réduit au rang d’individu travailleur et consommateur, calculateur rationnel de son intérêt. Le concept politique de lutte, critère du politique, se mue en concurrence du côté de l’économie, en débat du côté des valeurs. La démocratie libérale avec son règne des juges et du marché, ses normes droitsdelhommistes, son moralisme et son humanitarisme permanents (l’accueil obligatoire de toute la misère du monde) est une anti politique. Elle réduit l’État à la société, elle réduit l’homme à l’homo oeconomicus. Certaines espèces animales vivent en société, aucune ne connaît le politique. Abandonner le politique est une régression. Hannah Arendt à la fin de condition de l’homme moderne annonçait la stérilité de plus en plus grande de la vie dans les sociétés modernes, son animalisation : travailler, produire, consommer, se distraire. l’Union européenne est le type même de cette anti politique.
La coïncidence des textes de MM. Renou et Donnier me semble justifier un commentaire « pied dans le plat ». Que notre République soit anti-chrétienne est indéniable. Attribuer un caractère religieux aux méthodes et techniques de communication et d’incitation me semble abusif. Alors, Démosthène, Cicéron, les grands orateurs, l’Oncle Sam (« wants you »), le Bibendum Michelin etc. relèveraient du religieux. Toute confiance n’est pas confiance (foi) en un dieu. Ce sont plutôt les religions dénaturées qui empruntent les voies de la réclame et de la manipulation, tels ces prédicateurs promettant la richesse matérielle. Ces deux univers ont, certes, plus ou moins, le terrain de la morale en commun.
Les rêves des petites filles, tels que les chante M. Renou, pointent vers un autre domaine où l’expression « démocratie religieuse » devient plus que pertinente: la démocratie (au sens fourre-tout qu’on lui donne aujourd’hui, par exemple quand on entend dire des phrases du genre « en démocratie on n’écrase pas les chiens ») donne-t-elle droit de vie et de mort à chaque petite fille atteignant l’âge de la puberté ? Ce débat, étouffé en France, jamais éteint aux Etats-Unis y reprend de plus belle. Ce pays où les réflexions et débats, politiques, moraux, religieux, institutionnels, ne sont pas étouffés sous les insaisissables et pirouettantes « valeurs de la République » et, où, pour autant, la « communication » (et son récent avatar, l’incitation insidieuse, le « nudging ») est reine.