Par Pierre Builly.
Tristana de Luis Buñuel (1970).
La double nature de l’Espagne.
Charles Quint, qui s’y connaissait, a émis un jour cet aphorisme sans doute un peu caricatural, mais loin d’être insensé : « Les Allemands ont l’air sage et sont fous ; les Français ont l’air fou et sont sages ; les Espagnols ont l’air fou et sont fous ».
Il y a de la folie, c’est vrai, Outre-Pyrénées, à la fois de cette folie nécessaire qui a jeté des milliers d’aventuriers magnifiques à la découverte du Globe et de la folie orgueilleuse qui a confiné longtemps l’Espagne dans une sorte d’arrogance méprisante envers le reste du monde…
Tristana est un film passablement fou, comme le furent les dernières œuvres de Buñuel, tissées de contradictions et de bizarreries, vénéneuses et attachantes, malsaines et séduisantes tout à la fois, emplies de personnages complexes et dérangeants…
Il y a beaucoup de folie chez Don Lope, (Fernando Rey), tuteur de Tristana (Catherine Deneuve), soucieux de faire échapper le voleur à la police et de se classer »toujours aux côtés des faibles », qui refuse de travailler, qui est de conviction socialiste (sans doute au sens de Paul Lafargue, gendre de Karl Marx et auteur du »Droit à la paresse »), Don Lope tout aussi également imbu de sa condition de bourgeois de Tolède, pour qui les serviteurs sont faits pour éviter aux maîtres la déchéance des tâches domestiques.
Singulier Don Lope si soucieux de points d’honneur et, en même temps, coureur acharné de jupons, et pourfendeur éloquent de toute morale sexuelle, ne respectant, en ce domaine, que deux choses, »la femme d’un ami, et l’innocence virginale » (je me suis demandé, d’ailleurs, si Buñuel ne s’était pas un peu inspiré, pour créer son personnage, de Léon Blum, autre bourgeois esthétisant qui se fit d’abord connaître par un essai jugé scandaleux, »Du mariage », où il prônait une liberté sexuelle à très vastes contours).
Il n’y a pas lieu de penser que l’affirmation faraude d’un Lope loyal envers ses amis résiste bien à un profond examen ; parce que, contrairement à ses déclarations péremptoires, il respecte si peu l’innocence de sa pupille qu’il la met dans son lit et nourrit pour elle une passion de nature presque incestueuse, mêlée rapidement de sa fascination pour sa propre déchéance.
Car Tristana elle-même n’est pas tant oiselle que ça ; se laissant peloter sans trop de difficultés – ni trop de complaisance, il est vrai – par des galapiats sourds-muets (fascination habituelle de Buñuel pour l’infirmité), puis maîtresse hypocrite, amoureuse sans doute insatisfaite, frappée monstrueusement par la maladie et enfin épouse aigrie, méchante et perverse d’un Lope humilié, elle est odieuse et presque criminelle…
Tout cela se passe sur une terre et dans une ville austères, à une époque indéterminée, mais que je situerais volontiers entre 1930 (fin de la dictature du général Primo de Rivera) et février 1936 (arrivée au pouvoir du »Frente popular »), c’est-à-dire à un moment où l’Histoire retient son souffle, dans l’attente d’un cataclysme : tout est d’apparence identique, (les remparts cyclopéens de la ville, les mantilles des dames, les curieux chapeaux en cuir bouilli de la Garde civile, les autels couverts d’or des églises), mais quelques années plus tard le pays sera le laboratoire des conflits européens futurs.
Buñuel tourne une histoire oppressante en la confinant dans des tonalités toujours ternes, grises, brunes et noires ; les quelques rares tâches de couleur sont autant de signes malsains : revers pourpres de la cape de Don Lope, sièges cramoisis de la salle à manger, jusqu’à la hotte rouge vif qui sert d’éventaire à un montreur de loterie, qui, à la criée, s’intitule, pour rameuter le client, »marchand de plaisir ».
»Plaisir », d’ailleurs, tout est peut-être là. Ou n’y est pas, précisément. Récit d’une fascination morbide, chronique de deux déchéances parallèles et hostiles, Tristana est un film étrange, qui laisse une louche impression de malaise… ■
DVD autour de 20 €…….
Retrouvez l’ensemble des chroniques hebdomadaires de Pierre Builly publiées en principe le dimanche, dans notre catégorie Patrimoine cinématographique.