Par Front Populaire, La Rédaction.
Analyse équilibrée et lucide de la situation russo-ukrainienne et de la politique dite « occidentale », en réalité américaine, dans ce conflit largement entretenu – à tous les sens du terme – par les États-Unis et leurs alliés européens. Présentation, aussi, de l’action de Vladimir Poutine dont les principes géostratégiques affirmés sont ceux du réalisme politique mis au service de la Russie historique. On retiendra la formule assez bainvillienne ou gaullienne dont la France aurait bien fait de se souvenir : « il n’y a pas de souveraineté sans puissance ». Cet entretien signé par la rédaction de Front Populaire est paru le 26 juin.
ENTRETIEN. Dans son dernier ouvrage Russie – Ukraine, deux peuples frères (éd. Jean Cyrille Godefroy), Romain Bessonnet a traduit et compilé l’ensemble des discours de Poutine au sujet de la relation russo-ukrainienne entre 2000 et 2022. Une mise en perspective sur laquelle nous l’avons interrogé.
Front populaire : Dans notre monde de tweets, de commentaires et de petites phrases, nous avons perdu l’habitude des longs discours politiques. Vous qui avez une vision de long terme sur les discours de Vladimir Poutine, quels sont les grands enseignements que l’on peut en tirer ?
Romain Bessonnet : D’un point de vue structurel, Vladimir Poutine pense depuis toujours que les frontières entre les États slaves issus de l’URSS (Russie, Biélorussie, Ukraine) sont artificielles et l’existence de ces États est une blessure dans le corps du peuple russe causée par l’idéologie bolchevique avec laquelle il faut vivre et qu’il faut réparer.
D’abord (de 2000 à 2005), Vladimir Poutine a exprimé la thèse que les relations de marché et l’intégration économique seraient assez fortes pour maintenir liés les peuples ukrainien et russe. À cette époque, le chef de l’État russe ne trouvait rien à redire au rapprochement de l’Ukraine avec l’UE et l’OTAN. La Russie elle-même avait un dialogue intense avec ces deux blocs.
Un événement va fondamentalement changer cette politique : la « révolution orange » de l’hiver 2004-2005. En effet, ce mouvement est analysé comme un soutien direct des Occidentaux aux secteurs les plus russophobes de l’opposition ukrainienne (incarnés par le nouveau président ukrainien Viktor Iouchtchenko) afin d’implanter dans ce pays pas seulement une démocratie libérale, mais aussi un régime fondamentalement anti-russe, avec une réhabilitation du nationalisme ukrainien (y compris la partie ayant collaboré avec le IIIe Reich) et un durcissement de la législation linguistique contre la langue russe.
À partir de la révolution orange, on va constater un durcissement progressif de la vision du dirigeant russe : face à ce discours de rupture radicale entre l’Ukraine et la Russie par le pouvoir de Kiev, il va de plus en plus faire appel à l’histoire et à la culture commune.
Après l’élection de Viktor Ianoukovitch à la tête de l’État ukrainien, en 2010, avec un programme de détente linguistique vis-à-vis de la langue russe, de commémoration du sacrifice des combattants de l’armée rouge pendant la Seconde Guerre mondiale et de rééquilibre de la politique étrangère au profit de la Russie, Vladimir Poutine passe à une rhétorique faisant de l’Ukraine une partie intégrante du peuple russe. Cette conception est exprimée dans le discours à la grotte de Kiev du 17 juillet 2013, où V. Poutine mentionne la Russie baptisée dans le Dniepr et à Kiev et en appelant à la « Grande Russie ».
La « révolution de l’euromaïdan » du 22 février 2014 est la rupture. En effet, vu de Moscou, la participation des milices d’extrême-droite (parti Svoboda, Pravy-Sektor, S-14), comme troupes de choc dans le mouvement démontre que les occidentaux ne reculeront devant rien pour imposer l’alignement géopolitique de l’Ukraine, y compris la promotion d’organisations ouvertement fascistes et faisant la promotion du racisme antirusse. L’idée partagée par tous les chefs du mouvement de rendre l’occidentalisation de l’Ukraine « irréversible », notamment par la promotion de politiques d’exclusion de tous les éléments qualifiés, de près ou de loin, de prorusse a permis à la Russie de Poutine de passer à l’acte en Crimée (région autonome ukrainienne qui s’est toujours sentie russe) et de soutenir la rébellion dans le Donbass.
Depuis, Vladimir Poutine utilise une rhétorique qui rappelle celle du pouvoir turc vis-à-vis de l’Azerbaïdjan : « Une Nation, deux États ». Ce qui veut dire que le fait que l’Ukraine ait son propre État n’est pas illégitime, mais cet État ne peut pas se construire au détriment de l’histoire de la culture et de la langue russes qui sont partie intégrante de l’identité ukrainienne.
De tout ce que j’ai lu, je pense pour ma part que l’option suivie par les États occidentaux de favoriser les forces voulant une Ukraine complètement dérussifiée est la plus mauvaise, car elle renforce les tendances impérialistes dans la société russe. Il aurait sûrement été plus opportun dans une vision géopolitique voulant arrimer la Russie à l’Europe de faire de l’Ukraine une puissance russophone d’orientation libérale, dont les universités, la production cinématographique et littéraire auraient été les ferments d’une démocratisation de l’ensemble de l’espace russophone. Au lieu de cela, il a été promu, à Kiev, un chauvinisme de ressentiment provincialiste qui est l’ennemi rêvé du courant néo-impérial fortement présent dans l’appareil d’État et dans la société russe. C’est d’ailleurs la ligne que Poutine a, in fine, suivi, alors qu’une autre voie aurait été possible.
FP : Le général de Gaulle évoquait l’Europe, « de l’Atlantique à l’Oural ». Dans votre ouvrage, on constate que Vladimir Poutine ne cesse, au début des années 2000, d’inclure la Russie dans l’Europe dans ses discours. Puis ses allocutions évoluent progressivement, en opposant la Russie aux Occidentaux. Comment expliquer ce basculement ?
RB : Ce basculement est aussi celui du peuple, les sondages de l’institut Levada (financé à grands coups de subventions européennes et américaines)[1]le montrent : En 2008, la majorité des Russes disaient que la Russie est un pays européen, en 2021, cette proportion est tombée à 31 %. De même pour le sentiment individuel d’appartenance à l’Europe. D’ailleurs, dans ce sondage, plus on est jeune, moins on se sent européen (23 % chez les 18-24 ans, contre 31 % pour les 55 ans et plus).
La révolution orange et la guerre de Géorgie ont été des révélateurs au pouvoir et à la société russe : dans l’espace post-soviétique, démocratisation rime toujours avec dérussification. Or, pour les Russes, l’Ukraine ne sera jamais un pays étranger. Les relations familiales (60 % des Ukrainiens ont au moins un membre de leur famille en Russie), les histoires familiales (énormément de Russes, y compris au gouvernement, sont soit nés en Ukraine, soit ont habité à un moment de leur vie en Ukraine) les grands hommes, tout lie les Russes aux Ukrainiens. La politique de dérussification menée par les nationaux-démocrates pro-occidentaux ukrainiens est donc perçue comme une violence pour toute la société russe. Pas seulement pour le pouvoir.
C’est aussi à cette époque (2005-2008) qu’intervient la fin des illusions sur l’Europe : l’accord Paris-Berlin-Moscou d’opposition à la guerre d’Irak en 2003 s’est fracassé sur la réalité géopolitique de l’Union européenne : l’Allemagne a besoin du parapluie américain pour maintenir des dépenses de défenses peu élevées, la France, quant à elle, bercée par ses illusions d’Europe de la défense a rejoint l’OTAN pour tenter d’amadouer des pays d’Europe de l’Est qui ont continué à acheter made in USA. Cette politique s’est illustrée par le ralliement des Européens au bouclier antimissile.
FP : En 2002, Vladimir Poutine commente la possible adhésion de l’Ukraine à l’OTAN sans y être radicalement opposé. Le 24 février 2022, il justifie l’« opération militaire spéciale » en Ukraine par la présence de l’OTAN aux frontières russes. Faut-il y voir un paradoxe ?
RB : La situation a tout simplement changé. La sortie unilatérale des USA du traité ABM (traité américano-soviétique interdisant les boucliers antimissiles) en 2002 et la formation du bouclier antimissile de l’OTAN (décidé au sommet de Prague en 2002 et construit à partir de 2007) ont profondément changé la donne. En effet, la volonté de neutraliser l’arme nucléaire russe a été reçue comme visant la crédibilité politique de la Russie comme grande puissance.
De plus, les élargissements de l’UE et de l’OTAN à l’Est y ont introduit une vision géopolitique radicalement russophobe. Enfin, la reconnaissance unilatérale de l’indépendance du Kosovo, contre la résolution 1244 du conseil de sécurité des Nations Unies et l’avis de la Russie et de la Chine par la quasi-totalité des États de l’OTAN et par l’Union européenne, ainsi que l’intervention en Libye en 2011, où les occidentaux ont outrepassé le mandat d’assurer une zone d’exclusion aérienne.
Tout cela a profondément changé la perception de Vladimir Poutine sur la nature de l’OTAN.
FP : Selon Vladimir Poutine, les pays occidentaux seraient à l’origine de tous les maux. Ont-ils rejeté toutes les propositions russes de dialogue ?
RB : Sur le seul sujet de la sécurité européenne, la Russie a reçu plusieurs fins de non-recevoir. On pourrait citer la proposition en 2007 de participer au bouclier antimissile de l’OTAN, officiellement non tourné contre Moscou, la proposition d’architecture de sécurité européenne présentée par Dmitri Medvedev en 2008, la reconnaissance par la quasi-totalité des partenaires occidentaux de l’indépendance du Kosovo, jusqu’à la proposition de traités sur l’élargissement de l’OTAN proposé au mois de janvier dernier et qui a été rejeté purement et simplement par Washington.
L’Occident a retourné aux Russes un message clair : dans la « communauté internationale », il y a deux catégories d’États : les démocraties occidentales et les autres. Les démocraties occidentales ont le droit de redécouper les frontières dans les Balkans (détacher le Kosovo de la Serbie au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, mais imposer aux Serbes de Bosnie de cohabiter dans un même État avec les musulmans bosniens et les Croates au nom de l’intangibilité des frontières), de changer les régimes (Irak, Afghanistan), d’utiliser le terrorisme contre les régimes qui ne leur plaisent pas (soutien au front al-Nosra en Syrie), d’intervenir militairement dans un État souverain lorsqu’on estime sa sécurité menacée (intervention israélienne au Liban en 1982, intervention américaine à Grenade en 1983…). Alors que les autres ont intérêts de respecter les principes du droit international, sinon on les sanctionne ou on les bombarde.
À cela, la Russie et la Chine répondent qu’en droit international il n’y a qu’une catégorie : l’État souverain, peu importe son régime. La Russie a, quant à elle, décidé d’appliquer le principe de réciprocité : elle interviendra partout où sa sécurité sera menacée (comme en Ukraine et en Géorgie), elle se donne le droit d’intervenir pour maintenir des régimes et éviter l’implantation de régimes hostiles dans sa périphérie (comme en Biélorussie en 2020 et au Kazakhstan en 2022) et de modifier les frontières dans sa zone d’influence. En bref, pour l’Occident, c’est l’arroseur arrosé.
FP : Vladimir Poutine évoque un mystérieux document des autorités ukrainiennes datant de mars 2021, selon lequel la stratégie militaire de l’Ukraine était de provoquer une confrontation avec la Russie « avec l’aide de la communauté internationale » en soutenant des cellules terroristes clandestines en Crimée et dans le Donbass. Cette thèse est-elle soutenable ?
RB : Ce qui est clair, c’est que l’Ukraine avait amassé une armée de plus de 230 000 hommes à la frontière avec les républiques sécessionnistes du Donbass et que les médias ukrainiens passaient leur temps à parler d’un scénario du type de l’opération « tempête » en Croatie (ndlr : en 1995, avec le soutien militaire des USA, la Croatie avait repris les territoires sécessionnistes serbes de Kajina et de Slavonie occidentale par une guerre éclair avant que l’armée yougoslave ne puisse intervenir).
Le scénario de provocations à caractère terroristes accompagnait ce plan d’après le pouvoir russe.
En vérité les mesures répressives prises par le pouvoir ukrainien contre les forces politiques prorusses depuis février 2021 (fermeture par décret présidentiel de 4 chaînes de TV d’opposition, gel des biens de nombreux chefs du parti d’opposition Plateforme d’opposition-pour la vie, demande de dissolution de ce parti et du parti de sharij, autre parti russophone) avaient fermé la porte à une évolution démocratique vers un retour d’une ligne plus favorable à Moscou à Kiev. La voie politique étant complètement fermée, ne restait plus que la force.
FP : Les souverainistes français ont tendance à être plutôt favorables à Poutine, tantôt par anti-américanisme, tantôt parce qu’ils y voient une sorte de de Gaulle ayant redressé le pays. Or difficile, depuis janvier 2022, de ne pas défendre, au moins dans le principe, la souveraineté ukrainienne. Comment jugez-vous le positionnement des souverainistes français ?
RB : L’expérience et la pensée de Poutine sont sûrement utiles aux souverainistes français car ils donnent des pistes de réflexion. En effet, le mouvement souverainiste a longtemps été une obsession de juristes. On mettait la focale uniquement sur la souveraineté juridique, amputée par l’Acte unique (1986) et Maastricht (1992). Les discours de Vladimir Poutine nous montrent que le souverainisme est une doctrine complète : il faut non seulement reprendre sa souveraineté sur ses lois, mais aussi sur son système médiatique, son économie, son histoire. En effet, la principale thèse de Poutine est qu’il n’y a pas de souveraineté sans puissance économique, financière et militaire et qu’il n’y a pas de souveraineté pleine et entière sans réappropriation par la nation de son histoire et de sa culture.
Ceci étant dit, la Russie est une nation impériale, pas la France. Pour nous, quitter un alignement occidental pour un alignement sur Moscou ou Pékin serait un non-sens. Chaque peuple a son histoire et son génie propre. C’est pour cela que pour un souverainiste, les modèles n’existent pas.
De plus, la France n’a aucun intérêt à défendre en Ukraine, ni en Pologne ni en Lituanie. Notre implication dans ce conflit est un résultat direct de notre appartenance à l’UE et à l’OTAN. Par conséquent, en tant que souverainiste, j’estime que des soldats français ont bien mieux à faire à Papeete ou à Nouméa – où la Chine d’un côté, l’AUKUS de l’autre menacent notre souveraineté politique et économique – que de patrouiller en Pologne ou en Roumanie.
Cette crise ne devrait pas pousser les souverainistes à prendre fait et cause pour cet État semi-colonisé qu’est l’Ukraine (il faut rappeler par exemple que son système judiciaire est entièrement contrôlé par les « experts internationaux » désignés par le FMI, la banque mondiale et la Commission européenne depuis 2018) ou pour la Russie qui a, quelles que soient les raisons, agressé un pays voisin. La proposition souverainiste devrait être de refonder le système de relations internationales sur la diplomatie et le respect de la souveraineté des États, quelques soient leur régime, de solder les comptes de l’unilatéralisme et de l’interventionnisme qu’il soit occidental ou russe, cubain ou chinois.
Une politique internationale souverainiste doit se dépouiller de la politique des valeurs pour se concentrer sur les intérêts. En effet, des valeurs ne se négocient pas, alors que des intérêts peuvent faire l’objet de compromis. Par exemple, une réforme des organisations internationales sur cette base est urgente : remettre l’égalité souveraine des États, la non-ingérence et la négociation au centre des institutions de l’ONU et non les « valeurs universelles » et la « société civile ».
Ici est le vrai débat pour les souverainistes et non de se dire qui a tort et qui a raison ou qui a commis le plus de crimes. La guerre d’Ukraine est le symptôme d’une faillite généralisée de l’idéologie des droits de l’Homme. En son nom, toutes les organisations qui permettaient le dialogue et d’alléger les souffrances des populations se sont, les unes après les autres, discréditées par la condamnation morale de l’intervention russe : l’OSCE (qui en 8 ans de guerre avec plusieurs centaines d’observateurs n’a jamais déterminé, dans le Donbass, qui tirait sur qui), le CIO (qui, pour la première fois depuis 1917 a suspendu deux États membres (Russie et Biélorussie) pour des raisons politiques), l’ONU (qui a renoncé à la diplomatie au profit d’une condamnation morale de l’intervention russe) et même le CICR (qui accepte sans broncher que l’Ukraine lui interdise l’accès aux lieux de détention des prisonniers de guerre russes ou d’acheminer de l’aide humanitaire au Donbass).
Cette guerre devrait fermer définitivement le cycle historique des « french doctors » où l’humanitaire assume de distinguer entre les « bons » et les « méchants » et de faire bombarder les « méchants » par les « bons ». L’ingérence humanitaire est morte à Kiev. ■
[1] https://www.levada.ru/2021/03/18/rossiya-i-evropa-2/
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