Par Frédéric Rouvillois.
Cette tribune de Frédéric Rouvillois – qui a naturellement retenu notre attention – est parue hier 29 juin dans FigaroVox.
TRIBUNE – Pour Frédéric Rouvillois, professeur de droit constitutionnel, en revenant sur l’arrêt Roe v. Wade, la Cour suprême n’a fait qu’affirmer la neutralité de la constitution américaine sur la question de l’avortement. Ce faisant, elle a renoncé à faire jouer aux juges un rôle politique, estime-t-il.
En démocratie, c’est en effet au peuple de se gouverner lui-même, et de déterminer à quelles normes il entend se soumettre : il n’y a pas de raison juridique pour que la question de l’avortement fasse exception à la règle.
Frédéric Rouvillois, professeur de droit public
Jusqu’ici, lorsqu’une juridiction constitutionnelle invalidait une loi adoptée par les représentants du peuple, les partisans de celle-ci ne manquaient pas de hurler au «gouvernement des juges», tandis qu’en face, les adversaires politiques de cette loi dénonçaient une telle accusation au nom de l’État de droit: autrement dit, en invoquant un système dominé par la règle de droit, et où la juridiction suprême n’est pas contrainte, dans son interprétation de la constitution, de se soumettre aux exigences du pouvoir en place ou de la majorité du moment.
Avec la décision Dobbs v. Jackson Women’s Health organization rendue le 24 juin par la Cour suprême des États-Unis, la situation paraît sensiblement plus délicate. Même si certains commentateurs français n’ont pas hésité à condamner d’emblée le coup de force d’une «juristocratie minoritaire au service de la minorité républicaine», même si d’autres ont déploré un «affaissement démocratique», peut-on sérieusement, en l’occurrence, parler d’un «gouvernement des juges» ? Cette formule péjorative avait été inventée au début du vingtième siècle par des juristes progressistes soucieux de stigmatiser la politique jurisprudentielle conservatrice de la Cour suprême américaine, qui aboutissait à l’invalidation systématique des lois sociales adoptées par le Congrès: elle implique ainsi une intervention active (d’où le terme de gouvernement) conduisant des juges non élus à se substituer, d’une manière parfois qualifiée de «contre majoritaire», à la volonté du peuple exprimée par ses représentants. D’où le sentiment d’une usurpation: d’une atteinte frontale à la démocratie commise par des magistrats interprétant à leur guise la norme constitutionnelle, et écartant délibérément l’intention originelle des auteurs de cette norme pour faire prévaloir sur celle-ci leurs propres convictions idéologiques. C’est du reste ce que le président Biden, la voix brisée par l’émotion, a très vivement reproché à la Cour suprême au soir de la décision Dobbs. Mais qu’en est-il au fond ?
Ce que l’on peut dire sur ce point, c’est que la Cour suprême, lorsqu’elle rend en 1973 la fameuse décision Roe v. Wade où elle affirme le droit constitutionnel à l’avortement, procède sciemment de la sorte. Elle se fonde pour cela sur une théorie jurisprudentielle progressiste, dite du «droit vivant», selon laquelle il appartient aux juges de mettre à jour en permanence le texte constitutionnel en fonction de ce qu’ils ressentent comme étant les évolutions contemporaines et souhaitables de la société où ils vivent. C’est très exactement ce qui se passe en 1973, lorsque la Cour suprême «extrait», si on peut dire, le droit à l’avortement du XIVe amendement à la constitution fédérale, un texte adopté en 1868 et qui, bien entendu, n’évoque en rien un tel droit, ni de près, ni même de très loin. En somme, en 1973, la Cour invente, en toute connaissance de cause, un droit à l’avortement qui ne figurait pas expressément dans la constitution.
On peut parfaitement considérer, notons-le au passage, qu’un tel droit devrait avoir sa place dans la norme suprême d’un pays moderne, mais le fait est qu’il ne se trouve pas dans celle des États-Unis: et qu’en créant un tel droit, la Cour suprême usurpe en quelque sorte l’autorité constituante, c’est-à-dire le pouvoir d’établir de nouvelles règles constitutionnelles qui, en démocratie, n’appartient qu’au peuple ; et que du coup, elle abolit sur ce point les pouvoirs des peuples et des représentants élus des États fédérés, puisque ces derniers se trouvent ainsi privés du droit d’établir en la matière la législation de leur choix. Double attentat à la démocratie que l’on peut certes estimer salutaire, mais qui n’en est pas moins une manifestation spectaculaire du gouvernement des juges.
Est-ce également le cas de la décision rendue par la Cour suprême le 24 juin 2022 ? En somme, peut-on lui reprocher d’interpréter de façon tendancieuse la constitution fédérale, de s’en servir comme d’une page blanche pour établir des normes nouvelles, et d’empiéter ce faisant sur le pouvoir du peuple en lui imposant sa volonté et ses propres options idéologiques, comme ce fut objectivement le cas en 1973 ?
En fait, cela eût été le cas si, dans sa décision du 24 juin, la Cour suprême avait non pas renversé mais inversé la jurisprudence Roe v. Wade, et entendu déduire du texte de la constitution l’interdiction de l’avortement – laquelle n’y figure pas plus que son contraire, le droit à l’avortement inventé de toutes pièces dans la décision de 1973. Une telle interdiction se serait alors imposée à l’ensemble des États, et du coup, aurait porté une atteinte directe à leur liberté de décision, comme ce fut le cas en sens inverse après 1973. Mais justement, tel n’est pas le sens de la décision Dobbs.
On a évoqué plus haut la théorie du «droit vivant», qui sous-tendait l’activisme jurisprudentiel à l’œuvre dans la décision Roe ; de leur côté, les conservateurs désormais majoritaires à la Cour suprême défendent la doctrine inverse, dite «originaliste», selon laquelle le juge, lorsqu’il interprète la constitution, doit s’en tenir strictement à l’intention originelle des auteurs de celle-ci, c’est-à-dire à la signification qu’ils ont entendu donner au texte qu’il lui revient maintenant d’appliquer. En vertu de cette approche, le juge se dépouille volontairement du pouvoir créatif et proprement politique que lui attribue la théorie du «droit vivant» : il entend se situer, autant que possible, dans une stricte neutralité idéologique. Or, telle est bien la position de la Cour suprême lorsqu’elle constate, dans sa décision du 24 juin, qu’un «droit à l’avortement» ne figure pas dans le texte constitutionnel ; que par conséquent la décision de 1973 était manifestement erronée ; qu’il est donc légitime de revenir sur celle-ci ; et qu’enfin, il est conforme au droit de rendre aux États le pouvoir démocratique qui leur avait été enlevé en la matière.
Ceux qui se scandalisent de la décision du 24 juin ont ainsi le choix entre trois reproches, susceptibles d’être combinés les uns avec les autres: l’accusation de populisme, qui implique qu’une question de cette importance ne saurait être abandonnée à la décision du peuple, et surtout, du peuple des États supposés incultes et arriérés du sud et du centre des États-Unis ; l’accusation de conservatisme, la décision Dobbs étant censée opérer un «retour en arrière» de cinquante, de cent, voire de cent cinquante ans, intolérable rechute dans les ténèbres du passé ; et enfin l’accusation de complot, le président Biden faisant comme monsieur Jourdain du conspirationnisme sans le savoir, évoquant dans son allocution solennelle du 24 juin un attentat contre la jurisprudence Roe ourdi de longue date par des extrémistes manipulés.
Des reproches qu’explique peut-être l’émotion suscitée par la décision Dobbs mais qui, à leur tour, suscitent de nouveaux problèmes, notamment au regard du principe démocratique, du rôle attribué aux juges ou de la notion d’État de droit.
«La décision d’aujourd’hui», observe le juge Brett Kavanaugh dans l’explication qu’il donne de sa propre position, «replace la Cour dans une position de neutralité juridique sur la question de l’avortement, et restitue au peuple le pouvoir de trancher cette question à travers les procédures démocratiques établies par la constitution» ; «D’après mon jugement, sur cette question de l’avortement, la constitution n’est ni « pro-life », ni « pro-choice ». La constitution est neutre, et de la même manière, cette Cour doit être scrupuleusement neutre. La Cour aujourd’hui se doit de respecter strictement le principe constitutionnel de la neutralité judiciaire, et renvoyer la question de l’avortement au peuple et à ceux qu’il a élus comme ses représentants par un processus démocratique.»
En démocratie, c’est en effet au peuple de se gouverner lui-même, et de déterminer à quelles normes il entend se soumettre : il n’y a pas de raison juridique pour que la question de l’avortement fasse exception à la règle. C’est tout ce que la Cour suprême a entendu dire dans sa décision du 24 juin. Rien de plus, rien de moins. ■
Délégué général de la Fondation du Pont-Neuf (think-tank) et auteur de nombreux ouvrages remarqués, Frédéric Rouvillois a notamment publié Histoire de la politesse de la Révolution à nos jours (Flammarion, 2006), Histoire du snobisme (Flammarion, 2008), L’Invention du progrès, 1680-1730. Aux origines de la pensée totalitaire (Éditions du CNRS, 2011) et Liquidation. Emmanuel Macron et le saint-simonisme. (Éditions du Cerf, 2020). Pour s’informer de ses travaux et publications, suivre le lien ci-dessous.
Frédéric Rouvillois
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Brillante analyse de Fréderic ROUVILLOIS, en effet aux Etat s Unis, les 50 Etats ont la capacité de produire des lois qui peuvent être différente de celles d’autres Etats. Par ex La LOUISIANE, MISSISSIPI, TEXAS, OAKLAHOMA interdiront l’avortement, par contre les Etats progressistes: CALIFORNIE, NEW YORK l’autorisent depuis des lustres, la cour suprême a donc bien respecté la volonté des électeurs de chaque Etat, c’est ça et surtout la démocratie réelle