Publié le 3 juillet 2022.
En publiant cet article du Point, après ceux de L’Incorrect et de Valeurs actuelles, nous terminons notre tour d’horizon des articles de presse dignes d’attention consacrés à la rencontre entre Michel Houellebecq et l’Action Française, vendredi dernier 1er juillet au siège du Mouvement. Nous confirmons que cet article du Point, qui est le plus long, nous semble, aussi le plus intéressant parce que le plus distant, le plus critique, ironique, parfois et parce que, donc, il suscite la réflexion sur soi, toujours utile. A la relecture, nous le trouvons aussi dans l’ensemble assez confus, même si de nombreux détails sont bien vus, bien signalés. L’auteur n’a sans-doute pas ressenti la parenté qui rapproche le traditionalisme maurrassien de la réaction de Michel Houellebecq confronté à la modernité, dans ses divers aspects. Ainsi, une fois de plus, contrairement à ceux qui affectionnent les plaintes victimaires, voici la mouvance maurrassienne présente au débat public français. Elle s’y retrouve, en fait, lorsqu’elle se montre à la hauteur. Les commentaires seront bienvenus, bien-sûr !
POLITIQUE – Le show Houellebecq devant l’Action française.
RÉCIT. L’écrivain était invité vendredi soir, à Paris, (1er juillet) par de jeunes maurrassiens à commenter son œuvre, la politique et notre époque. « Le Point » y était.
Il est entré dans la salle principale du siège de l’Action française sans un applaudissement. Tête baissée, presque en inconnu parmi les autres, il s’est faufilé entre les chaises sans grand retard sur l’heure dite : 20 heures. Il est pourtant l’invité attendu, celui qui ne parle plus depuis un moment et que tout le monde souhaite entendre dans le contexte d’une France politiquement paralysée, où Emmanuel Macron a été réélu, la moutarde manque dans les supermarchés et le litre d’essence dépasse les deux euros. L’« écrivain français le plus traduit » aurait dû, à cet instant, susciter autre chose que des murmures ou de timides portables tendus pour une photo souvenir. Les disciples de Charles Maurras auraient-ils perdu le sens de la vénération ou bien sont-ils seulement intimidés par l’hôte du soir ?
Michel Houellebecq sous le portrait de Charles Maurras.
Michel Houellebecq s’avance vers la petite table qui sera sa tribune. Une fois installé face à une centaine de personnes et sous la figure tutélaire du fondateur de « l’AF », théoricien de « l’antisémitisme d’État », Charles Maurras, dont l’effigie austère est placardée sur un grand mur blanc, il lève enfin la tête. « Pourquoi accepter l’invitation de l’Action française ? » lui demande l’animateur de la soirée, comme si lui-même était surpris de cette présence. « Par curiosité pour le royalisme », répond le romancier. On imagine, aussi, pour le soufre, le frisson et, quelque part, pour emmerder les bourgeois « bien-pensants ». Chacun l’observe et sait que l’allure générale de l’écrivain tient d’abord à son refus de nous ressembler. La lippe rouge et sèche, les doigts jaunes et tendus, le manteau marron et gras du col, des socquettes claires, le fameux port de la cigarette entre l’annulaire et le majeur, et cet œil faussement ailleurs, qui va et vient, et qui en réalité fait son travail d’œil d’écrivain : tout assimiler.
Kafka et Bouygues Telecom
L’animateur le lance sur le style, le sien. L’auteur de Plateforme avoue s’en moquer, ne pas vouer un culte pour ces choses-là (comme pour la vêture, en fait). Aux grands stylistes et aux adeptes de l’art pour l’art, il préfère Balzac et Dostoïevski qui « écrivaient un peu n’importe comment et ont beaucoup sacrifié à l’intensité ». Ce qui compte, pour lui, en tant qu’auteur et lecteur, c’est le saisissement, c’est « avoir quelque chose à dire » immédiatement. Houellebecq n’entend d’ailleurs plus qu’« être captivant ».
Détrompons-nous, il n’écrit pas sur « la vie moderne », une prétention qui est davantage l’œuvre de l’essayiste que celle du romancier. Son sujet, depuis le début : « les passions modernes ». L’intensité d’une époque, donc, on y revient. Il réprouve le progrès pour le progrès, mais aime le mouvement, horizontal ou vertical, constructeur ou destructeur, qui gronde ou unifie. Rien de plus dur pour un écrivain que d’expliquer ce qu’il veut dire à ses contemporains, d’autant plus lorsque, comme lui, l’intéressé n’est « pas bon en interview » et, de surcroît, ne se prend pas pour un intellectuel. Il tente quand même : « J’ai une démarche compliquée qui s’intéresse à l’administratif et à la technologie et… » Il s’arrête. Trop dur, en effet, les mots s’allongent, traînent, se refusent aux concepts. Il lâche enfin dans un soupir : « La vie est devenue vide d’intérêt. »
Qui a dit que l’administration était kafkaïenne ? « Même pas. Chez Kafka, il y a un danger métaphysique. Il n’y en a pas dans les rapports avec Bouygues Telecom. » On retrouve là son monde, micro et macro. La neurasthénie ambiante tient avant tout aux offres mornes de la vie, qui ne sont pas dignes du potentiel humain, ou est-ce l’humain qui n’est pas digne de la vie ? Il décrète la « supériorité morale du chien sur l’homme ». Dans Rester vivant, un livre de 1991, il écrit : « Soyez abjects, vous serez vrais. » Autrement, tout ne serait que manières et vernis craquelé de civilisation qui contient l’abjection.
L’écrivain « prend sur lui tous les malheurs du monde », comme lui le fit dans Anéantir(Flammarion), où il s’empare de la maladie, de l’agonie. « Quand on est malheureux, on accède à une forme de vérité », estime-t-il, sous le regard du romancier Sébastien Lapaque, l’auteur de Ce monde est tellement beau (Actes Sud), qui pourrait lui montrer l’intérêt de la vie jusqu’à ses beautés sacrées et profanes, par-delà « l’Immonde ». Baudelaire reste son « Dieu ». Pascal compte aussi. Comme saint Paul, dont il sent la présence. « Écrivain oublié », mentionné dans La Carte et le Territoire, Jean-Louis Curtis a eu une influence sur lui par ses anticipations, comme « le culte de la jeunesse », et son attention pour les signifiants (téléviseur, transistor…) de son temps, en l’occurrence tout ce qui indiquait le passage d’une France d’avant-guerre aux Trente Glorieuses.
« Je lis un essai pour vingt romans »
Sans complaisance pour son auditoire maurrassien, il avoue ne pas trouver très bons les auteurs de l’Action française. Il a peu lu Maurras. Un peu Léon Daudet. Chez Brasillach, pas grand-chose à sauver, sinon Les Poèmes de Fresnes. Bernanos, en revanche, « c’est mieux ». Le militantisme politique, selon lui, obstrue la vue et corrompt la plume. « Il y a une malédiction dans l’engagement politique. Au fond, je préfère Dostoïevski, ça brûle plus ! » Intensité, toujours.
Il est étonnant de l’entendre disserter sur l’engagement politique qui gâte la création littéraire, quand on sait la charge éminemment politique contenue dans ses livres. L’engagement, chez Houellebecq, n’est certes pas sonore, éditorialisé ou mis sur tract, mais il est bien là, saisissant, dans chacune des pages de ses romans, que ceux-ci évoquent le clonage humain, l’absence de religion, la centralité du sexe, la société matérielle, la déchéance morale et physique… Il feint de voir la politique uniquement là où elle s’annonce comme telle. « Je lis un essai pour vingt romans », confie-t-il, toujours dans cette volonté de tenir la politique (celle qui suscite des tracas, aussi) à l’écart.
« Dieu se repose, il est content de lui »
Il relève, dans les grandes ruptures du XXe siècle, l’avènement des supermarchés, « il y a un avant et un après ». La décadence, qui est le grand cadre dans lequel il inscrit son œuvre, aurait débuté à la fin du Moyen Âge, avec la Renaissance, qui est pour bien des progressistes, au contraire, le début de la grandeur. « Après ça, ce ne sont que des descentes successives, et ce n’est pas terminé », prophétise-t-il. Et l’écrivain de déplorer la victoire de ce « principe du christianisme », selon lequel le monde est réussi, puisque, au septième jour, « Dieu se repose, il est content de lui ».
Dans ce chaos, il voit l’islam résister mieux que les autres civilisations. « Il y aura une guerre, c’est bien de le savoir à l’avance et de s’y préparer. Qui va gagner ? Je n’en sais rien. » Les uns auraient l’avantage de la démographie (l’islam); les autres, la technique (l’Occident). Une technique qui ne suffit pas, à l’échelle de l’individu, à combler le vide religieux qui serait la cause de nos tourments et la raison du nihilisme. Car, selon Houellebecq, « tout bonheur est d’essence religieuse. On est plus heureux, même avec des religions merdiques ! ».
Pour la France travaillée par la lutte des classes, il a deux, trois idées de réformes institutionnelles : la suppression du Parlement, le recours au référendum d’initiative citoyenne, le vote du budget par les Français et l’élection des juges. « Il n’y a pas de raisons pour que le pouvoir judiciaire échappe à la démocratie », défend-il devant un parterre de monarchistes, à la fois amusé et dubitatif quant à ce concept horizontal de souveraineté populaire. Il n’exclut cependant pas la question de l’incarnation, une forme de bonapartisme fait pour entraîner. « Un roi ? Pourquoi pas », précise-t-il, habile.
« La gauche se sent mourir, donc elle devient méchante »
Mais l’événement politique de ces dernières années, le plus marquant à ses yeux, est sans conteste la mobilisation des Gilets jaunes. Comme si ces femmes et ces hommes, pour certains, étaient soudain sortis de ses romans pour faire valoir leurs droits à ne plus être des personnages de fiction mais des citoyens à considérer. « J’étais complètement solidaire des Gilets jaunes, de ces gens qu’on a présentés comme des ploucs, des gueux et dont on a vu un vrai niveau de réflexion. » Il pense que ce n’est pas fini, qu’une reprise du mouvement est possible. On peine à voir la cohérence entre son soutien aux Gilets jaunes et son amitié pour le patron de Bercy, Bruno Le Maire . Bercy, justement, qu’il considère physiquement telle une citadelle, qui lui rappelle la prison de la Bastille, d’avant 1789. Qui la prendra ? Qui pour comprendre la colère des Gilets jaunes, au-delà des compassions de rigueur ? La gauche ? « La gauche se sent perdue, comme les animaux blessés, elle devient méchante. Ce qui n’était pas le cas quand j’ai commencé à publier. Oui, elle se sent mourir, donc elle devient méchante. »
Avant de quitter la salle, après deux heures d’échanges courtois, il répond à une dernière question sur le Rassemblement national et le macronisme. Pour lui, fidèle au scénario annoncé dans Anéantir, il y aura un duel entre le représentant du RN et un autre issu de la macronie en 2027. « Et Jordan Bardella peut bien faire 50,1 % », prévient-il, ne se souciant guère de la présence de cet autre portrait accroché sur un mur de la salle, celui du prince Gaston, 13 ans, héritier du trône de France. Michel Houellebecq termine donc sa conférence là-dessus, sur l’évocation de la prochaine élection présidentielle, ce qui n’empêchera pas les applaudissements nourris des militants royalistes… ■
La rencontre de Michel Houellebecq avec l’Action Française est en soi un événement. Un succès aussi si un large écho lui est donné.
Merci à Pierre Builly.
Publié le 9 juillet 2022 – Actualisé le 18 septembre 2023