Par Aristide Renou.
Par son arrêt Dobbs, rendu le 24 juin 2022, la Cour Suprême des Etats-Unis a annulé le fameux arrêt Roe . Wade, qui faisait de l’avortement un « droit » protégé par la Constitution.
L’arrêt Dobbs a suscité de nombreux commentaires en France, et avec raison, car il est effectivement très important. Mais la plupart de ces commentaires ont produit plus de fumée que de lumière et ont plutôt eu pour effet d’égarer ceux qui les ont écoutés, particulièrement les commentaires issus de notre classe politique, qui est pourtant celle qui aurait le plus à apprendre de l’arrêt Dobbs, si elle en était capable.
Ne soyons donc pas, en cette affaire, comme le proverbial nigaud qui regarde le doigt qui lui montre la lune et sachons distinguer les véritables leçons de ce renversement de jurisprudence.
Le premier point est que, dans cet arrêt, la Cour Suprême n’a pas répondu à une question morale mais à une question constitutionnelle.
La question que tranche l’arrêt Dobbs n’est pas : « L’avortement devrait-il être autorisé ? » mais : « La Constitution des Etats-Unis confère-t-elle un « droit à l’avortement » qui s’imposerait au législateur ? ». Et comme la réponse à cette dernière question est manifestement « non » – puisque le texte constitutionnel est absolument silencieux sur ce point – la Cour a très normalement annulé l’arrêt Roe v. Wade. Le problème de l’avortement n’a pas à être tranché par les tribunaux, mais par les représentants du peuple en suivant les procédures constitutionnelles.
L’arrêt Dobbs redonne simplement à l’avortement le statut qui n’aurait jamais dû cesser d’être le sien : celui d’un objet de délibération, au lieu d’être un « droit » échappant à toute discussion, proclamé et administré par des cours de justice politiquement irresponsables, comme il l’était depuis Roe v. Wade (1974).
Cette décision de la Cour Suprême devrait donc réjouir tous les vrais amis de la liberté politique, et ce quelle que soit leur position concernant la légalisation de l’avortement.
Elle devrait d’autant plus les réjouir que l’arrêt Dobbs n’est pas un cas isolé. Il s’inscrit dans une évolution de jurisprudence beaucoup plus large. Ainsi, par exemple, dans un arrêt rendu quelques jours plus tard, West Virginia vs. EPA, la Cour Suprême a substantiellement limité les pouvoirs de l’agence fédérale de protection de l’environnement (Environmental Protection Agency, EPA), en constatant que cette dernière s’était arrogée des prérogatives qui ne se trouvaient pas dans la loi l’ayant créée (le Clean Air Act de 1963).
Le raisonnement qui est à la base de la décision West Virginia vs. EPA est substantiellement le même que celui de l’arrêt Dobbs : les autorités publiques ne peuvent exercer que les pouvoirs qui leur sont explicitement conférés. Ce qui est la définition même du gouvernement limité.
Ainsi, et c’est le second point à comprendre, il est erroné de caractériser comme « conservatrice » l’évolution jurisprudentielle de la Cour Suprême. Il serait plus pertinent de parler d’un retour à une saine modestie.
Depuis la fin des années 1950, la Cour Suprême s’était peu à peu arrogé la fonction de créer des « droits », en fonction de ce qu’elle estimait être les « évolutions sociales » ou les « progrès d’une société en maturation. » C’est-à-dire qu’elle avait largement usurpé le rôle du législateur et, par là-même, avait privé le peuple américain d’un de ses droits les plus essentiels : celui de consentir à la loi qui vous gouverne. A l’inverse de ce rôle de démiurge-tyran, la Cour Suprême actuelle comprend manifestement son rôle comme celui d’un gardien fidèle de la Constitution. Sa fonction, essentielle mais subordonnée, est de faire respecter le texte de la Constitution, tels que ceux qui ont rédigé ce texte le comprenaient.
Une jurisprudence basée sur une telle conception de la place de l’autorité judiciaire n’est conservatrice qu’en un sens très restreint : elle conserve les conditions d’existence de la démocratie.
Le troisième point important est que l’arrêt Dobbs ou l’arrêt West Virginia vs. EPA viennent de beaucoup plus loin que la victoire électorale de Donald Trump en 2016. Elles sont le produit d’un très long travail de sape, ou de reconstruction intellectuelle, selon le point de vue où l’on se place, et la nomination de trois juges « conservateurs » – au sens défini plus haut – par le président aux cheveux orange, durant son mandat, n’a été que l’étape finale de ce processus.
La nomination des juges de la Cour Suprême par le Président des Etats-Unis n’est que le dernier maillon d’une longue chaine et tous les maillons précédents doivent avoir été convenablement forgés pour qu’une nomination puisse produire l’effet attendu. Le président ne peut choisir que parmi le réservoir de candidats disponibles, et celui-ci n’est pas infini. Bien que la Constitution n’impose aucune condition particulière de compétence, le président ne peut en pratique proposer que des juristes professionnels : juges, avocats, professeurs… Autrement dit, il doit choisir parmi ceux qui ont été formés dans les facultés de droit, et en général les facultés les plus prestigieuses, celles de l’Ivy League.
Et par ailleurs, bien entendu, le président ne choisit pas parmi l’ensemble des candidats possibles, mais seulement parmi les quelques candidats qui lui sont proposés par ses conseillers, qui sont eux-mêmes, le plus souvent, issus de l’Ivy League.
Ce qui, plus que toute autre chose, conditionne les décisions de la Cour, par conséquent, c’est l’enseignement dispensé dans les facultés de droit ; ce sont, plus largement, les idées considérées comme sérieuses et respectables parmi les juristes professionnels. Si les milieux juridiques sont dominés par des idées progressistes, le pouvoir du président se réduira de facto à choisir parmi des juges plus ou moins progressistes. C’est ainsi que, durant plusieurs décennies, les présidents républicains ont été régulièrement déçus dans leurs choix et leurs électeurs trompés dans leurs espérances.
Tel juge, qui pouvait sembler raisonnablement « modéré » avant d’être nommé, se révélait souvent, une fois en place, un fervent progressiste, ou bien, faute d’une colonne vertébrale intellectuelle solide, se mettait à la traine de l’activisme judiciaire de ses collègues.
C’est ainsi, par exemple, que Dwight Eisenhower, président de 1952 à 1960, avait fini par avouer : « J’ai commis deux grandes erreurs durant mes mandats, et elles siègent à la Cour Suprême. »
Ce qui a changé, et ce qui a permis à Donald Trump de nommer trois juges qui ont fait la différence, c’est un mouvement intellectuel de fond, une reconquête lente mais obstinée des centres d’influence intellectuelle, qui a engendré une génération de juristes non infectés par les idées progressistes. Le navire amiral de cette reconquête est sans aucun doute la Federalist Society, fondée en 1982. Forte aujourd’hui de plus 60 000 membres et d’un réseau considérable dans les centres décisionnels et juridictionnels américains, la Federalist Society promeut, comme son nom l’indique, un retour à la doctrine américaine constitutionnelle classique, et notamment une lecture dite « originaliste » de la Constitution.
En 2017, Donald Trump a déclaré publiquement que ses choix, pour les nominations à la Cour Suprême, seraient ceux de la Federalist Society, et il s’est tenu à cette promesse, qui était un formidable hommage rendu au travail accompli par cette société savante. En 1982, pourtant, le progressisme dominait totalement les facultés de droit, la cause du conservatisme judiciaire semblait définitivement perdue et, à ses débuts, la Federalist Society était une simple association étudiante. Mais quarante ans plus tard presque exactement, l’arrêt Roe v. Wade, le symbole le plus éclatant et le plus ardemment défendu du progressisme judiciaire, tombait avec fracas.
Dans un régime démocratique comme le nôtre, les victoires électorales sont nécessaires, mais pas suffisantes pour qui veut modifier le cap suivi par la nation. Si ces victoires n’ont pas été préparées suffisamment en amont, par un lent travail de réflexion, d’éducation, de persuasion et de construction de centres d’influence au sein de la société civile, elles risquent fort de se révéler illusoires. Les noms du capitaine et de ses lieutenants changeront, mais la course du vaisseau se poursuivra dans la même direction.
De ce point de vue, la véritable sagesse de Donald Trump dans ses nominations à la Cour Suprême a été de reconnaitre qu’il avait besoin de s’appuyer sur de plus compétents que lui pour bien choisir. Au moment de prendre certaines décisions capitales, le président symbole du populisme a ainsi admis implicitement que redonner la parole au peuple ne suffisait pas et qu’il était nécessaire de s’appuyer sur une élite non élue pour bien le servir. Fort heureusement pour lui, et pour le peuple américain dans son ensemble, cette élite existait au moment où il en a eu besoin. Et elle existait parce qu’elle avait été préparée de longue main.
C’est là certainement la leçon principale que nous, Français, devrions tirer de ces renversements de jurisprudence de l’autre côté de l’Atlantique : la bataille des idées, ou la « métapolitique », comme on voudra, ça paye. Les élections ne sont que la moindre partie de l’activité politique, et pas la plus décisive. Car, comme le dit l’Ecriture, si un aveugle en conduit un autre, ils tomberont tous deux dans le fossé. ■
Précédemment paru sur la riche page Facebook de l’auteur (6 juillet).
Excellente analyse. Logique. Lucide, écrite avec un grand souci de cohérence de fond. Radical mais nuancé. Une aptitude particulière à tenir fermement l’analyse politique libre du moralisme religieux quand dans notre mouvance on passe son temps à les mêler ce qui dégrade les 2 domaines en bouillie pour les chats. Aristide Renou est un esprit ferme et sûr. Ce n’est pas le café du commerce, enfin … C’est efficace et agréable. C’est très bien. C’est mème BIEN.