Un entretien avec Christophe Boutin et Frédéric Rouvillois réalisé par Philippe Ménard.
Le Rassemblement national a brisé le mur de verre, a débordé le barrage républicain, constitue le premier groupe d’opposition à l’Assemblée nationale, même avec le scrutin majoritaire uninominal à deux tours. Un commentaire ?
Il est simple : avec un scrutin à la proportionnelle dans une circonscription nationale, le même RN aurait 132 sièges, et 119 si l’on avait des circonscriptions départementales. On aurait donc tort de voir les succès obtenus – après près de quarante années de flagrante injustice et d’exclusion de fait de la vie parlementaire – comme une victoire, et ce d’autant moins qu’ils sont en partie au moins le résultat d’une situation particulière : la détestation du macronisme qui a conduit à un report de voix entre les extrêmes, la dédiabolisation du RN par l’arrivée de Reconquête – qui n’a aucun siège, alors qu’il en aurait avec la proportionnelle –, ou l’abstention de la moitié du corps électoral.
Les défenseurs de ce type de scrutin mettent en avant plusieurs arguments, dont celui de l’ingouvernabilité du pays en cas d’absence de majorité ferme pour le parti gouvernemental, comme si l’opposition et les débats ne servaient à rien, les majoritaires votant forcément des lois qu’ils ne proposent même plus. Or il semblerait qu’il soit possible d’être dans une opposition constructive, qu’il s’agisse de LR sous le premier quinquennat de Macron, ou du RN, si l’on en croit les vœux du garde des Sceaux ?
Comme vous le relevez, débattre d’un texte avec une opposition et, pour l’opposition, valider les mesures de bon sens, tout cela semble relever du parlementarisme le plus classique. Mais pour revenir au premier point, la soi-disant ingouvernabilité du pays en cas d’absence de majorité pour le parti gouvernemental, nous avons tenté de démontrer dans notre livre qu’il s’agit d’un mythe dépourvu de fondements sérieux. Un mythe qui fait mine d’oublier que la principale innovation de la Ve République est de faire passer le pouvoir politique des mains de l’Assemblée nationale à celles du président de la République. Désormais, c’est lui qui détermine les grandes orientations et prend les décisions fondamentales : ce qui veut dire que c’est lui qui gouverne. Or, pour cela, il n’a pas besoin d’une majorité absolue monolithique et stable à l’Assemblée, comme on l’a vu à plusieurs reprises, notamment entre 1976 et 1981, ou de 1988 à 1993, périodes au cours desquelles le Président et le gouvernement furent confrontés à des situations comparables, et où ils ont été contraints d’apprendre à naviguer entre les récifs en se servant pour cela des outils du parlementarisme rationalisé : en particulier, la menace de dissolution prévue par l’article 12 de la constitution, et la procédure de l’article 49 al. 3, en vertu de laquelle un projet de loi est considéré comme adopté (sans vote) sauf si une motion de censure est adoptée à la majorité des membres composant l’Assemblée.
À ceci, certains demi-savants répliquent que les règles du jeu ont été modifiées par la révision de 2008, que le Premier ministre, si l’on excepte les projets de loi de finances, ne peut plus recourir au 49. 3 qu’une seule fois par session, et que l’on n’est donc plus à l’époque où Raymond Barre ou Michel Rocard en faisaient un usage massif. Ce n’est pas faux, mais doit être nuancé : en 2015 par exemple, l’opposition des frondeurs du Parti socialiste à la « loi Macron » conduisit le Premier ministre Manuel Valls à engager à trois reprises la responsabilité de son gouvernement sur le vote du texte, en première, deuxième et troisième lecture (février, juin et juillet 2015). En fait, on ne peut utiliser le 49.3 que pour un seul texte par session, mais éventuellement à plusieurs reprises. Par ailleurs, dans ce texte unique, on peut mettre beaucoup, beaucoup de choses, comme le montre la pratique des « lois fourre-tout », du type loi « portant diverses mesures d’ordre social », ou économique, ou autre, ou « d’accélération et de simplification de l’action publique », etc. Autrement dit, on peut, avec un peu d’habileté, contourner l’obstacle. Pour conclure sur cette question, disons que le pays ne sera pas ingouvernable, mais qu’il devra effectivement être gouverné autrement. Autrement qu’au pas de charge, comme il l’a été au cours des cinq dernières années par un chef de l’État qui se prenait pour Bonaparte au pont d’Arcole, assuré d’être suivi sans rechigner par une piétaille parlementaire parfaitement docile. Et l’on peut penser que ce n’est pas plus mal ainsi.
Le succès du RN semble consacrer une tripartition de la vie politique. La configuration vous paraît-elle stable ?
N’oublions pas la quadripartition : la moitié des Français qui n’est pas allée voter. Quant à la tripartition que vous évoquez, elle peut sembler relativement stable sur le plan idéologique, tout en l’étant moins sur le plan politique. Idéologiquement, on trouve un bloc internationaliste-progressiste-déconstructionniste, un bloc libéral-progressiste et un bloc national-populiste mâtiné de conservatisme, des tendances idéologiques lourdes, quoique composites. Mais les deux premiers ne sont que des coalitions, quand le troisième est un groupe unique – même s’il lui arrive de connaître des crises et des tiraillements. Bref, tout ce qu’on sait, c’est qu’on ne sait rien, ou pas grand-chose.
Le principal argument en faveur de la proportionnelle est quand même son évidente justice qui ne prive aucun votant de la représentation à laquelle il peut prétendre.
Effectivement, l’électeur peut éviter les pièges du « vote utile » et des stratégies de billard à 25 bandes, et voter pour ses convictions. Mais la proportionnelle a beaucoup d’autres intérêts, notamment en termes de stabilisation ou de fluidification du jeu politique, comme ne manqueront pas de le découvrir avec ravissements les lecteurs de notre petit essai.
Macron prétend pallier le manque de représentation à la Chambre en multipliant de bizarres formes de démocratie représentative : redonnent-elles effectivement le pouvoir aux Français ou ne font-elles qu’affaiblir et les partis et la représentation nationale ?
Manipulation des panels choisis, des experts qui s’expriment, des questions qui sont posées, illégitimité démocratique, il s’agit clairement de contourner la représentation nationale en prétendant présenter une image plus juste de la société – avant de faire comprendre aux personnalités composant ces prétendues « Conventions citoyennes » que le pouvoir qu’on leur a soi-disant confié (on se souvient du fameux « sans filtre ») n’a en réalité aucune existence ; et que leurs « décisions » – celles qu’ils ont adoptées sous l’influence d’experts eux-mêmes mandatés par le gouvernement – ne seront reprises que si ce dernier y trouve son intérêt. À cet égard, certains ont osé parler de « démocratie augmentée », alors qu’il ne s’agit tout au plus que d’une « démocratie Potemkine ». Si l’on veut redonner le pouvoir aux Français, rien n’est plus simple : il suffit d’utiliser le référendum, et de tirer les conséquences politiques du vote exprimé.
Finalement, si tous les partis deviennent des “partis de gouvernement” et votent “en responsabilité ”, n’aura-t-on pas fait la preuve que la démocratie réelle est le meilleur garant contre les extrêmes ?
On aura surtout une manifestation supplémentaire de la propension contemporaine à utiliser des grands mots qui ne veulent pas dire grand-chose pour emballer ou dissimuler des réalités nettement moins riantes. ■
Christophe Boutin et Frédéric Rouvillois, La proportionnelle. Ou comment rendre la parole au peuple, Paris, Fondation du Pont-Neuf – La nouvelle librairie, 2022, 216 p. 15,90 €.
Remarquable entretien.