Par Pierre Builly.
Viva Zapata ! d’Elia Kazan (1952).
Mélancolie mexicaine.
Toutes les légendes politiques ont besoin d’incarnations. Surtout à gauche, puisque c’est la dimension de l’utopie qui la mène et qui fait rêver ses partisans. Ça va de Rosa Luxembourg, la madone des spartakistes allemands à Che Guevara l’arrogant petit tueur argentin qui engagea Cuba dans l’impasse marxiste, sans oublier un détour par Jean Jaurès l’assassiné de 1914 qui réussit l’exploit d’avoir un nombre considérable de rues et de boulevards à son nom alors qu’il n’a jamais eu la moindre responsabilité gouvernementale. Et il y aussi, sans doute en partie, à cause de son nom qui claque comme un coup de fouet, Emiliano Zapata, un nom qui réapparaît chaque fois que, dans les programmes électoraux, un candidat prétend donner le pouvoir au peuple, au dessus des élus.
Le film d’Élia Kazan est souvent de toute beauté ; il réussit la gageure d’être à la fois un récit d’aventures haletant, drôlement bien mené alors qu’il s’étend sur la longue période de dix années, magnifiquement photographié et interprété mais aussi une réflexion assez profonde sur le Pouvoir. Et qu’il s’achève sur un éclair d’espérance – une espérance toujours aussi fallacieuse – ne le rend pas moins inintéressant.
Ce qui devait être dans l’idée de John Steinbeck et d’Élia Kazan, qui avaient fait l’un et l’autre un passage idéaliste, mais bref dans les rangs du Parti communiste des États-Unis, c’était sans doute de faire de l’authentique chef révolutionnaire Zapata une sorte de Robin des bois à l’usage des grandes personnes et des idéaux socialistes. De là, au mépris de la réalité historique, la présentation d’un déclassé illettré, respectueux amoureux de la chaste Josefa (Jean Peters) alors que le personnage historique était membre de la petite bourgeoisie terrienne, avait fait des études primaires mais – surtout – était un grand consommateur de chair fraîche puisqu’en plus de ses 28 (!) épouses successives, il avait à sa constante disposition un véritable harem de charmantes indigènes.
Mais – j’y reviens – ces petits arrangements avec la réalité n’ont pas beaucoup d’importance dans la perspective d’une histoire presque militante, à la fois lyrique et amère, qui porte une grande beauté tragique sous la double fatalité du destin du Mexique et des égarements du Pouvoir.
Dans un pays où depuis toujours – en tout cas depuis les Mayas et les Aztèques – il y a une fascination et une familiarité avec la mort à peu près inimaginables en Europe semblent perpétuellement se succéder des tyrannies plus ou moins larvées mais toujours violentes et cruelles.
Viva Zapata ! fait revivre à peu près exactement la mise en déroute du potentat Porfirio Diaz (ici Fay Roope) chassé par la rébellion concomitamment menée par Pancho Villa (Alan Reed) et Emiliano Zapata (Marlon Brando) et la décennie agitée qui suivit sous l’égide friable de Francisco Madero (Harold Gordon), de l’éternel retour aux affaires des ambitieux et des désillusions révolutionnaires.
Ne manque même pas, aux côtés de Zapata, (puis de Madero qui est une sorte de Kerenski, puis de Huerta (Frank Silvera), autre potentat sans scrupules), l’image brûlante du révolutionnaire professionnel, Fernando Aguire (Joseph Wiseman, remarquable) qui est une sorte de Trotsky pour qui la Révolution n’est jamais assez pure ni assez brûlante.
Zapata (Marlon Brando) apparaît comme un chef de guerre d’une intelligence et d’un courage exceptionnels, doté d’un charisme qui lui permet d’entraîner les masses. Aidé par son frère Eufemio (Anthony Quinn) qui le seconde aveuglément, il se heurte évidemment très vite à la réalité du Pouvoir : comment tenir immédiatement des promesses de redistribution de terres sauf à ne plus soucier du Droit et de la durée ? Question obsédante posée à tous les gouvernants du Monde : qu’est-ce que je fais ici et maintenant ? Question insoluble, réponses futiles…
Et c’est ainsi que Kazan montre avec une certaine ambiguïté la fin des illusions, après la scène de toute beauté de l’assassinat de Zapata à la suite d’une trahison : d’un côté les hommes voient en lui un semeur d’espérance, un héros qui n’est pas mort et qui reviendra lorsqu’on aura besoin de lui ; de l’autre côté, prostrées, soumises, résignées, assises sur les marches d’un escalier lépreux, les femmes ont regardé les hommes jouer à la guerre. Elles savent bien qu’il n’y a pas d’avenir. ■
J’espère que vous appréciez ces soirées mexicaines pluvieuses et leur fabuleuse mélancolie.
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