Cet article de Vincent Trémolet de Villers est paru dans le Figaro le 28 courant. Nous l’avons trouvé assez intéressant et beau pour que nous le proposions aux lecteurs de Je Suis Français, ce dernier dimanche de juillet. Il nous sort de la gangue des propos politiciens, nous conduit, en quelque sorte, vers ce genre de sommets où, disait De Gaulle « il n’y a pas d’encombrements ». Pas de Jadot, de Mélenchon, de Moscovici, ni même de Sandrine Rousseau qui n’a réussi, dit-elle, qu’à déconstruire son époux, à défaut de mieux. Saint-Exupéry ne fut jamais un partisan, il ne peut servir à maintenir en vie des querelles inutiles, des rancœurs et des anathèmes à contre-temps lancés à propos de l’époque complexe où il finit par trouver la mort. Du Dauphin de France qui ouvre cette livraison de Je Suis Français, au Petit Prince de Saint-Ex, il doit bien y avoir quelque continuité. Celle du Prince, celle de l’enfance, celle de la vie qui renaît toujours.
ÉCRIVAINS ET INTELLECTUELS DANS LA GUERRE – Attaqué par la collaboration et les gaullistes, l’écrivain sera hanté jusqu’à sa mort par la cohérence entre les paroles et les actes.
Il n’a pas dormi au campement. Quatre-vingts ans plus tard, on raconte encore dans les familles de Bastia les secrets de cette dernière nuit d’amour. La grand-tante n’est plus, mais, hier, même voûtée et ridée, elle restait, pour les détenteurs du secret, celle qui s’est baignée dans les vagues avec Saint-Exupéry. Vérité ? Légende ? Cela tient désormais d’une chose qui plaisait à l’auteur du Petit Prince: la coutume.
C’était le 30 juillet 1944. Depuis quinze jours, le pilote oppose à la lumière du cap Corse sa nuit intérieure. Malgré la tristesse qui l’étreint, ce contemplatif goûte aux couleurs tendres du tableau. Bleu de la mer, rose et blanc des lauriers, vert des cyprès, jaune et rouge des façades, ocre des pavés, qui au bout d’une ruelle mènent aux rochers blanchis par l’écume. Si, comme il le dit, la civilisation, plus que «les choses», c’est leur «certain arrangement», Miomo, Lavasina, Erbalunga… ce chapelet de villages qui ornent la côte jusqu’à la pointe nord de l’île n’est pas tombé aux mains des barbares. Pour dire l’amour du pilote pour cette île, la légende lui prête même une ode inspirée par ses vols. «Galet posé sur la Méditerranée, combien de fois t’ai-je cherché», dit ce poème apocryphe.
Entre Bastia et Borgo, Saint-Exupéry est comme en vacances, mais en vérité, depuis la défaite de 1940, son cœur est en exil. Guillaumet et Mermoz sont morts, la lumière de son enfance s’estompe, la victoire contre l’Allemagne n’empêchera pas les hommes, pense-t-il, de se «faire robot». La veille de son dernier départ, il griffonne encore quelques lettres. «Si je suis descendu, je ne regretterai absolument rien. La termitière future m’épouvante», écrit-il à Pierre Dalloz. À un autre correspondant: «La vertu, c’est de sauver le patrimoine spirituel français en demeurant conservateur de la bibliothèque de Carpentras. C’est de se promener nu en avion. C’est d’apprendre à lire aux enfants. C’est d’accepter d’être tué en simple charpentier. Ils sont le pays… pas moi. Je suis du pays. Pauvre pays!»
« Je préfèrerais me faire trappiste »
«Ils sont le pays… pas moi. Je suis du pays.» Ces derniers mots résument la position singulière tenue par l’écrivain pendant la guerre. La guerre, il ne l’aime pas, mais «impossible de rester à l’arrière». Mobilisé en septembre 1939, chargé des vols de reconnaissance, il assiste depuis les airs à la débâcle de l’armée française. Quand vient l’armistice, il ne rejoint ni Vichy ni Londres, mais New York, où il s’attelle à l’écriture de Pilote de guerre. Là-bas, l’auteur de Terre des hommes est une vedette. À Dorothy Thompson, qui lui dit que les soldats doivent se battre et les écrivains écrire, il rétorque: «Nul, actuellement, n’est en droit d’écrire un seul mot s’il ne participe complètement aux souffrances de ses camarades humains» avant de lâcher: «Il faut servir l’idée chrétienne du Verbe qui se fait Chair. L’on doit écrire, mais avec son corps.»
Aux États-Unis, il se tient en marge de l’ambassadeur de Vichy comme des groupes de Français, résistants d’apéritifs littéraires, qui tempêtent avec d’autant plus de force qu’ils ne risquent rien. Quand Vichy, sans lui demander son avis, le nomme, en janvier 1941, au Conseil national (une assemblée de notables), l’écrivain publie immédiatement un vigoureux démenti, mais cela n’apaise pas la rage dénonciatrice d’André Breton. Sa lettre à Saint-Exupéry est un réquisitoire. La réponse du pilote, qui ne sera jamais envoyée, fait partie des plus belles pages de son œuvre: «Ah! mon pauvre ami, je préférerais me faire trappiste plutôt que de vivre trente heures dans la société coranique que vous prétendez nous préparer, où l’homme n’est plus jugé sur sa qualité d’Être mais sur son formulaire, où les Manifestes tiennent lieu de cœur, où les voisins de palier s’érigent en dénonciateurs et en juges.»
Des pages de colère frontale dans lesquelles l’écrivain précise sa volonté d’être le gardien du sanctuaire de la vie intérieure menacé par le nazisme, mais aussi par la passion des «excommunications, des exclusives, des orthodoxies absolues, des procès de tendance, des jugements définitifs portés sur l’homme à l’occasion d’une phrase de hasard, d’un pas, d’un geste». Ce que Raymond Aron appellera un «manichéisme primitif». Dans cette lettre, on trouve aussi, vingt ans avant le célèbre discours de Stockholm d’Albert Camus sur le monde qui se défait, cette maxime jumelle: «Faute d’être en mesure de fonder par magie un État du monde tel qu’on le souhaite, il convient de tenter de sauver ce qui reste d’un monde souhaitable.»
Quand sort Pilote de guerre, en 1942, le livre est attaqué par la presse collaborationniste. Il est bientôt censuré par le IIIe Reich, tandis qu’en 1943 de Gaulle en interdit la publication en Algérie. Ce que le général ne pardonne pas à Saint-Ex, c’est qu’il considère que la défaite militaire de 1940 est indiscutable. À de Gaulle, qui proclame: «Nous avons perdu une bataille. Nous n’avons pas perdu la guerre», il répond: «Dites la vérité, Général, la France a perdu la guerre. Mais ses alliés la gagneront.» «Les gaullistes (…), écrit Raymond Aron dans sa préface des Écrits de guerres, l’accusèrent de sympathie pour Vichy. Puisqu’il n’était pas gaulliste, il devait être vichyste. Dans l’univers manichéen, il n’y avait pas de place pour lui. Et Saint-Ex les rejetait, à cause (…) de leur intransigeance, de leurs ambitions. Saint-Ex voyait en eux les futurs Fouquier-Tinville». «Au seul nom de Franco, il explose. Il n’aime guère les généraux factieux», disait pour sa part Henri Jeanson. Cette défiance vis-à-vis d’une autorité autoproclamée participe de son refus de s’affilier à la France libre.
En novembre 1942, le Times publie l’appel à l’union des Français que Saint-Exupéry avait lancé à la radio. La France est entièrement occupée. «Vichy est mort, écrit-il. Vichy a emporté dans sa tombe ses inextricables problèmes, son personnel contradictoire, ses sincérités et ses ruses, ses lâchetés et ses courages.» Comme il n’y a plus de «litige», l’écrivain appelle à la mobilisation de tous de «dix-huit ans à quarante-huit ans», une mobilisation militaire extérieure à la politique. Giraud? De Gaulle? Qu’importe le chef provisoire, il faut tous s’unir derrière lui. Quelques jours plus tard, dans la revue Pour la Victoire, Jacques Maritain lui répond.
La confrontation de ces deux textes et la correspondance qui s’ensuit concentrent dans une langue magnifique la querelle spirituelle provoquée par la tragédie de la défaite et de l’occupation. Jacques Maritain voit dans l’armistice et son cortège de concessions, de compromis, l’expression d’un «schisme»,«le schisme le plus profond que notre histoire ait connu (…). Le peuple de France a continué le combat dans la détresse et dans la nuit, désarmé, affamé, au prix d’une lutte atroce non seulement contre l’ennemi mais contre des Français qui voyaient le salut de la patrie dans l’acceptation de l’esclavage». Maritain poursuit: «L’inondation de mensonge et d’abjection sous laquelle (…) la France risquait de perdre son âme ; les lois antisémites avec leur cortège de bassesse et de cruauté, les horreurs des camps… , tout cet avilissement oblige à «juger» ceux qui «ont enfermé la France dans le piège de l’armistice».
« J’enfermerai cette honte dans mon cœur et me tairai »
Saint-Ex, profondément atteint d’être attaqué par un de ses maîtres, lui répond avec force: «Jacques Maritain, je vous regarde droit dans les yeux et je vous dis (…) Jamais je n’ai pensé Vichy, j’ai pensé France.» Deux ans plus tard, il s’exclamera: «La France n’est pas Vichy et la France n’est pas Alger et la France est dans les caves.» Au «schisme» décrit par Maritain, Saint-Ex oppose un autre «schisme», celui qui délie la nation et ceux qui la composent. Celui qui, loin de l’épreuve, autorise à condamner ceux qui la subissent. Celui qui sépare les Français quand il faudrait les réconcilier. Saint-Exupéry partage l’effroi et les indignations de Maritain, mais refuse, puisqu’il n’est pas dans la bataille, de juger ses compatriotes. On ne se paye pas de mots. Peut-on en pays libre être le procureur des habitants d’un pays occupé? Quand bien même il les jugerait, pourquoi en faire part publiquement? «Je ne renierai jamais les miens (…). S’ils me couvrent de honte, j’enfermerai cette honte dans mon cœur et me tairai. (…) je ne servirai jamais de témoin à charge. Un mari ne va pas de maison en maison instruire lui-même ses voisins que sa femme est une gourgandine.» Maritain a raison, mais Saint-Ex n’a pas tort.
Puisqu’il n’est pas général en chef, le pilote répond à l’horreur comme il peut, mais il le fait de toute son âme. La modestie délicate plutôt que les cymbales retentissantes. C’est ainsi qu’il faut lire la dédicace du Petit Prince. Elle est adressée à Léon Werth. C’est un écrivain libertaire rencontré en 1931 et devenu depuis un ami fidèle. Français juif, Werth écrit, en 1940, devant la menace de l’occupant: «Je tiens à une civilisation, à la France. Je n’ai pas d’autre façon de m’habiller. Je ne peux pas sortir tout nu.» C’est à la lueur de ces mots poignants qu’il faut lire la dédicace de Saint-Exupéry: «Je demande pardon aux enfants d’avoir dédié ce livre à une grande personne. J’ai une excuse sérieuse: cette grande personne est le meilleur ami que j’ai au monde (…) cette grande personne habite la France où elle a faim et froid. Elle a bien besoin d’être consolée.»
Débarrassé de toute illusion politique, le pilote plonge dans une profonde mélancolie – «Nous allons vers les temps les plus noirs du monde». Ces tourments lui inspirent sa prophétique Lettre au général X, méditation sur le règne à venir de la technique, les ravages du consumérisme, la fin des villages, l’assèchement de la vie de l’esprit. Malgré son âge (44 ans), il parvient à force de suppliques auprès des autorités militaires américaines, à rejoindre les combattants. Enfin, il va défendre la liberté, la vraie, celle «qui se situe exactement à la frontière de l’empire intérieur». Quand, ce 31 juillet à 8 h 45, le Lightning 223 s’élève au-dessus de Bastia, le pilote est semblable au «prisonnier délivré qui s’émerveille de l’immensité de la mer». Il ne reviendra pas. Comme pour Péguy, son sacrifice ultime renvoie à ses détracteurs sa lumière éblouissante. ■
Bio express
29 juin 1900. Naissance d’Antoine de Saint-Exupéry.
22 juillet 1912. Saint-Exupéry découvre l’aviation au terrain d’Ambérieu.
12 octobre 1926. Après avoir été employé de bureau et représentant en camions, Saint-Exupéry intègre la compagnie Latécoère.
6 juillet 1929. Le pilote est nommé chef d’escale au fort de Port-Juby, deuxième étape de la ligne Casablanca-Dakar.
23 avril 1931. Antoine de Saint-Exupéry épouse Consuelo Suncin de Sandoval.
10 août 1936. Envoyé comme reporter durant la guerre d’Espagne.
6 avril 1943. Parution du Petit Prince.
31 juillet 1944. Disparition dans la mer Méditerranée.