Cet entretien particulièrement intéressant, comme d’ordinaire venant de Michèle Tribalat, est paru dans FigaroVox le 7 de ce mois. Il a été réalisé par . Nous le livrons tel quel au jugement du lecteur.
ENTRETIEN – Pour la démographe*, si la France accueille toujours une immigration importante, tant clandestine que régulière, c’est en raison d’un manque de volonté politique. Aujourd’hui, ce sont l’administration et les juges – nationaux comme européens – qui produisent la norme en matière de droit des étrangers, sans que le gouvernement s’y oppose, comme cela a pu être le cas dans des pays voisins, explique-t-elle.
LE FIGARO. – Le ministre de l’Intérieur a annoncé «une lutte plus intraitable que jamais contre les étrangers délinquants». Comment expliquez-vous que les étrangers en général, pas seulement les délinquants, soient si difficiles à renvoyer chez eux? Est-ce un problème de droit, de moyens, de volonté politique ?
Michèle TRIBALAT. – Sans doute un peu des trois. Si le gouvernement peut encore décider du nombre d’étrangers qu’il accueille pour motif économique, tout le reste doit entrer dans le cadre des directives et règlements de l’UE. Cette dépossession a été consentie. Jamais la France n’a posé des exigences qui auraient conduit à un compromis, ce qu’ont fait le Danemark, le Royaume-Uni, l’Irlande et la Pologne. Le Danemark a ainsi bénéficié d’un droit de retrait sur le pilier justice et affaires intérieures et de protocoles spéciaux, notamment sur les questions migratoires.
Il faut ajouter à cela le poids grandissant de la jurisprudence française et européenne (CEDH et CJUE), qui contribue à une certaine impuissance politique. Michel Bouleau a montré, à travers l’examen des contentieux du Conseil d’État, la futilité des lois à répétition sans grand effet sur le réel. L’examen des situations individuelles d’un point de vue subjectif, comme des cas d’espèce, l’emporte sur la norme juridique. Le droit des étrangers est devenu ainsi une coproduction du juge et de l’administration. La circulaire entrée en vigueur le 1er janvier 2019 pour la mise en application de la loi du 10 septembre 2018, joliment intitulée «Pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie», censée «garantir une exécution effective des décisions d’éloignement», ne semble guère avoir tenu ses promesses. Le nombre d’exécutions d’obligations à quitter le territoire (OQT) est resté en 2019 voisin de ce qu’il était l’année d’avant (autour de 15.000) et a décliné en 2020 (6930) en contexte pandémique.
D’autres pays d’Europe font-ils mieux ?
Il n’est pas facile de mesurer les performances des États de l’UE parce qu’il faudrait disposer d’une statistique qui n’existe pas. Celle-ci classerait les exécutions d’OQT par année d’émission. Eurostat ne compile que les OQT prononcées et celles qui ont été exécutées, sans les relier. Les délais d’exécution ne sont pas sans rapport avec la longueur des procédures, laquelle dépend aussi des moyens mis en œuvre et de la nationalité des étrangers à reconduire. Le résultat aussi. Plus la procédure se prolonge, plus il y a de chances que l’étranger ait noué des liens sur place tels que l’examen de sa situation conduit à un abandon de l’éloignement. Néanmoins, si l’on examine très grossièrement les chiffres d’Eurostat, c’est la France qui a prononcé le plus d’OQT au cours des six années allant de 2015 à 2020: 583.425 contre 358.040 en Allemagne, par exemple. Sur ces mêmes années, son résultat en termes d’exécution n’est pas brillant: 73.835 contre 239.140 pour l’Allemagne. La composition par nationalité n’est certes pas la même: plus de Maghrébins à renvoyer pour la France (27 % contre 7 % pour l’Allemagne sur ces six ans). Mais, même pour eux, l’Allemagne semble mieux se débrouiller que la France.
Outre la question de l’immigration clandestine, la France reste-t-elle un pays d’immigration tout court? Quels sont les chiffres ?
Si la France a pu être qualifiée de pays d’immigration pendant les Trente Glorieuses, alors elle l’est encore aujourd’hui. De 1946 à 1975, la proportion d’immigrés s’est accrue de 1,37 % par an en moyenne en France métropolitaine. De 2007 à 2020, ce taux d’accroissement, dans la France entière, était en moyenne de 1,59 %, avec un pic pendant le mandat de François Hollande à 1,98 %. La proportion d’immigrés en 2021, d’après les chiffres provisoires de l’Insee, est de 10,3 %. Après la vague migratoire des Trente Glorieuses, elle s’était stabilisée autour de 7,4 % (France métropolitaine) pendant un quart de siècle, à la suite d’un repli de l’immigration européenne, malgré l’expansion d’une immigration extra-européenne. C’est pourquoi il n’est pas très honnête de commenter en bloc l’évolution à partir de 1975, en raison de ces vingt-cinq années de stagnation de la proportion d’immigrés.
Pourquoi préférez-vous l’évolution de la population immigrée aux données publiées par le ministère de l’Intérieur sur la délivrance des titres de séjour pour illustrer l’évolution de l’immigration étrangère en France ?
Dès que l’on veut examiner l’évolution de l’immigration étrangère sur le long terme, on est confronté à l’absence de données équivalentes à celles que produit le ministère de l’Intérieur depuis la fin des années 1990, avec la mise en place de l’application de gestion des dossiers de ressortissants étrangers en France (AGDREF). Au contraire, les recensements et les enquêtes annuelles de recensement collectent les informations utiles depuis très longtemps, ce qui a permis à l’Insee, une fois qu’il a consenti à la définition des immigrés (nés étrangers à l’étranger), de remonter jusqu’en 1911.
Par ailleurs, les statistiques du ministère de l’Intérieur sur les premiers titres de séjour délivrés ne donnent pas exactement le nombre d’étrangers entrant en France chaque année. Certaines catégories d’étrangers échappent à l’obligation de détenir un titre de séjour. C’est le cas des originaires des pays de l’Espace économique européen et de la Suisse et des mineurs (isolés ou non). Ces derniers sont comptés au moment de la délivrance du premier titre de séjour s’ils sont encore en France et de nationalité étrangère, donc avec un décalage. Le suivi du nombre de premiers titres de séjour donne une idée de l’évolution de l’immigration étrangère, mais une idée seulement. Et il faut se garder des calculs de coin de table auxquels certains se livrent pour compenser cette incomplétude, en y ajoutant les demandeurs d’asile ou les mineurs isolés, en raison des doubles comptes dans le temps lors de l’obtention d’un premier titre de séjour.
La focalisation sur l’immigration clandestine tend-elle à éluder la question de l’immigration dans sa globalité? Faut-il séparer ces deux questions ?
L’immigration clandestine a pris une forme particulièrement visible lors de la crise de l’asile autour de 2015, au point que le qualificatif «clandestine» ne convient plus guère. Elle inquiète parce qu’elle semble ruiner, par avance, toute idée de maîtrise des flux migratoires. Donc les deux questions sont inséparables. Tout projet de politique migratoire est obligé de s’atteler à ce problème pour être crédible. Par ailleurs, ceux qui arrivent à s’installer en France, malgré leur entrée illégale, pourront à terme faire venir leur famille. C’est par exemple le cas des mineurs non accompagnés qui obtiennent le statut de réfugié. Très peu nombreux en France pour l’instant, car la plupart ne demandent pas l’asile (867 demandes seulement à l’OFPRA en 2021). ■
* Dernier ouvrage paru: «Immigration, idéologie et souci de la vérité» (L’Artilleur, 2022).