V.
Des sensations étranges, et qu’il ne comprenait pas bien lui-même, agitaient Aratov. Au fond, la manière de lire de Clara ne lui avait pas beaucoup plu. Cela lui avait paru exagéré et inharmonieux ; cela le troublait, lui semblait une sorte de violence qu’on lui aurait faite. Et puis… pourquoi ces regards obstinés, persistants, presque indiscrets ? qu’est-ce qu’ils signifiaient ? La modestie d’Aratov ne lui permettait pas de penser un seul instant qu’il avait pu plaire à cette étrange fille, lui inspirer un sentiment semblable à de la passion ; et lui-même, ce n’est pas ainsi qu’il se représentait la jeune fille, encore inconnue, à laquelle un jour il se donnerait tout entier, qui l’aimerait aussi et qui deviendrait sa fiancée. Il pensait rarement à cela ; il était aussi vierge d’esprit que de corps ; mais la pure image qui surgissait alors dans son âme lui était inspirée par une autre image, celle de sa défunte mère, dont il se souvenait à peine, mais dont un portrait était conservé par lui comme un trésor sacré. Ce portrait avait été peint à l’aquarelle, assez peu habilement, par une voisine de campagne ; mais la ressemblance, au dire de tout le monde, était frappante. Le même profil délicat, les mêmes yeux bons et clairs, les mêmes cheveux soyeux, le même sourire, la même expression sereine du visage, – voilà ce que devait avoir cette jeune fille encore à venir, cette jeune fille qu’il n’osait presque pas attendre ; tandis que cette brune basanée, aux gros cheveux, au duvet sur la lèvre, cet être fantasque et certainement pas bon, cette bohémienne (Aratov ne pouvait trouver une pire expression), que lui était-elle ?
Et cependant Aratov n’avait pas la force de chasser de sa tête cette bohémienne basanée dont le chant, la déclamation et même l’extérieur ne lui plaisaient pas. Il s’en étonnait, il s’en voulait. Peu de temps auparavant, il avait lu le roman de Walter Scott : Les Eaux de Saint-Rouan. La collection des œuvres complètes de Walter Scott se trouvait dans la bibliothèque de son père, qui respectait chez le romancier écossais un écrivain sérieux, presque scientifique. L’héroïne de ce roman se nomme Clara Howbray. Un poète de l’année 1840 avait écrit sur elle une pièce de vers qui se termine ainsi :
Malheureuse Clara, Clara l’insensée,
Malheureuse Clara !
Aratov connaissait cette poésie, et voici que maintenant ces dernières paroles lui revenaient sans cesse à la mémoire :
« Malheureuse Clara, Clara l’insensée ! »
(C’est pour cela qu’il avait eu un mouvement de surprise en entendant Kupfer nommer Clara Militch). Platonida elle-même remarqua, non pas un changement dans l’humeur de Jacques, car, au fond, aucun changement ne s’était produit en lui, mais bien quelque chose d’inusité dans ses regards, dans ses discours. Elle le questionna avec précaution sur la matinée musicale à laquelle il avait assisté, murmura, soupira, le regarda d’un côté, de l’autre, par devant, par derrière et, se frappant tout à coup les côtés des deux mains, elle s’écria :
– Allons, Yacha, je vois de quoi il s’agit.
– De quoi donc ? demanda Aratov.
– Tu as certainement rencontré à cette matinée quelqu’une de ces traîneuses de queues (c’est ainsi que Platonida nommait toutes les dames portant des robes à la mode). Elle a une frimousse provocante, elle se tortille de-ci, elle se tortille de-là (et Platonida imitait ce tortillage), et avec les yeux elle fait des ronds comme cela (et Platonida décrivait avec son index de grands cercles dans l’air), et toi qui n’y es pas habitué, ça t’a fait de l’effet. Mais ce n’est rien, Yacha, cela ne veut rien dire du tout. Prends une tasse de thé ou de tilleul avant de te coucher et tout sera fini, avec l’aide de Dieu.
Platonida se tut et s’éloigna. Il y avait longtemps qu’elle n’avait prononcé un discours aussi long et aussi animé. Et Aratov pensa :
– Qui sait ? la tante a peut-être raison ; tout ça n’est peut-être que manque d’habitude.
C’était en effet la première, fois qu’il lui était arrivé d’attirer l’attention d’une personne du beau sexe ; dans tous les cas, il ne l’avait jamais remarqué. Il reprit ses livres, et, vers le soir, il but une tasse de tilleul, et il dormit très bien toute la nuit sans avoir aucun rêve.
Le lendemain matin il reprit, comme de coutume, ses études de photographie. Mais sa tranquillité fut troublée de nouveau dans la même journée. ■ (À suivre).
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues.
Nouvelle à paraître à l’automne 2022 éditée chez B2M.
Commande ou renseignement : B2M – Belle-de-Mai Éditions commande.b2m_edition@laposte.net
Hélas , j’ai perdu par erreur l’enregistrement de l’extrait N°1 de ce roman. Serait-il possible d’indiquer, dans le prochain extrait à paraitre (N° 6) le lien pour le récupérer ? Grand merci d’avance et bravo !
Le 1er épisode est toujours présent à la date du 8 août; Vous devriez l’y trouver.
En tout cas, voici le lien :
https://www.jesuisfrancais.blog/2022/08/08/apres-la-mort-nouvelle-par-ivan-tourgueniev/
Cordialement.
JSF