XV.
Aratov se coucha de bonne heure, quoique sans grande envie de dormir. La tension de ses nerfs lui causait une lassitude plus pénible que la fatigue purement physique du voyage. Il éteignit la lumière. Une obscurité profonde se fit dans la chambre. Il restait couché, les yeux fermés, sans pouvoir dormir. Tout à coup il lui sembla qu’on lui murmurait à l’oreille :
– C’est le bruit du sang, ce sont les battements du cœur, pensa-t-il.
Mais voici que le murmure devient des mots… Quelqu’un parle en russe, avec hâte, avec l’accent d’une plainte, mais de façon inintelligible.
Aratov ne peut saisir aucune parole distincte, mais… c’est la voix de Clara.
Aratov ouvrit les yeux, se souleva, s’accouda ; la voix devint plus faible, mais elle continuait sa plainte hâtive et confuse… et c’était indubitablement la voix de Clara.
De légers arpèges parcoururent rapidement les touches du pianino… puis la voix reprit, plus forte maintenant ;… des sons répétés suivirent, toujours plus distincts, puis enfin se détachèrent des paroles :
– Des roses ! des roses ! des roses !
– Des roses ! murmura Aratov. Ah ! oui, les roses que j’ai vues sur la tête de la femme du rêve.
– Des roses ! entendit-il de nouveau.
– Est-ce toi ? demanda Aratov, toujours à voix basse.
La voix se tut.
Aratov attendit quelque temps, puis laissa retomber sa tête sur l’oreiller. Une hallucination de l’ouïe, pensa-t-il. Mais si… si pourtant elle était ici, tout près de moi ? Si je la voyais, m’effraierais-je ou me réjouirais-je ? Mais pourquoi m’effrayer, pourquoi me réjouir ? Serait-ce parce que j’y verrais une preuve qu’il y a un autre monde, que l’âme est immortelle ? Mais si même je voyais quelque chose, cela pourrait être tout aussi bien une hallucination de la vue…
Il alluma pourtant la lumière, parcourut d’un rapide regard, non sans quelque terreur, toute la chambre. Il n’y trouva rien d’extraordinaire. Il se leva, s’approcha du stéréoscope… Toujours cette poupée grise avec ses yeux détournés. Un sentiment de dépit remplaça celui de terreur chez Aratov. Il avait l’air d’être trompé dans son attente, et cette attente même lui parut ridicule.
– C’est absurde, à la fin ! murmura-t-il en se recouchant et en soufflant la bougie.
De nouveau l’obscurité profonde. Aratov était cette fois bien décidé à s’endormir… Mais une nouvelle impression surgit. Il lui sembla que quelqu’un se tenait au milieu de la chambre et respirait faiblement et longuement… Il se retourna brusquement, ouvrit les yeux… Mais que pouvait-on distinguer dans ces ténèbres ?… Il se mit à chercher à tâtons une allumette… et tout à coup il lui sembla qu’un grand coup de vent, silencieux et mou, avait traversé toute la chambre, l’avait traversé lui-même et les mots : « C’est moi ! » retentirent distinctement. « C’est moi ! c’est moi ! »
Quelques instants se passèrent avant qu’il parvînt à rallumer sa bougie. Il n’y avait personne dans la chambre, et il n’entendait plus que le battement précipité de son cœur. Il but une gorgée d’eau et resta immobile, la tête sur la main. Il attendait ; il s’était dit : Je veux attendre ! Ou ce ne sont que des folies, ou elle est ici… Elle ne viendra pas jouer avec moi comme le chat avec la souris. Il attendit longtemps, si longtemps, que la main qui soutenait sa tête en fut tout engourdie. Ses yeux se fermaient ; il les rouvrait de nouveau, ou du moins il lui semblait qu’il les rouvrait… Sa bougie était presque éteinte, la chambre à demi assombrie, et, dans cette demi-obscurité, la porte blanchissait confusément en tache allongée. Voici que cette tache glisse, disparaît, et à sa place, sur le seuil, apparaît une figure féminine. Aratov regarde fixement.
Ah ! c’est Clara, cette fois !
Elle le regarde aussi fixement… elle a sa couronne de roses sur la tête… et elle marche droit à lui… Un grand frisson secoue Aratov… il se soulève… Devant lui se tient sa tante, en camisole blanche, un bonnet de nuit sur la tête et un nœud de ruban couleur de feu sur le bonnet.
– Platocha ! murmura avec difficulté Aratov, c’est vous !
– C’est moi, Yacha, répondit Platonida.
– Pourquoi êtes-vous venue ?
– Mais c’est toi qui m’as réveillée. Tu as commencé par gémir, et puis tout à coup tu as crié : « Sauvez-moi ! Au secours ! »
– J’ai crié, moi ?
– Oui, toi, et encore d’une voix si enrouée : « Au secours ! » Je me suis dit : Seigneur, ne serait-il pas malade ? Et je suis venue… Mais tu te portes bien ?
– Parfaitement.
– Alors tu as fait quelque mauvais rêve… Veux-tu que je brûle un peu d’encens ?
Aratov jeta un regard sur sa tante et partit d’un éclat de rire. La figure de la bonne vieille dans ce bonnet de nuit, avec ce nœud bizarre au-dessus de son visage long et effrayé, était d’un effet très comique. Tout ce surnaturel qui entourait Aratov, qui l’étouffait, disparut en un clin d’œil.
– Non, Platocha, ma petite colombe, je n’en ai pas besoin. Pardonnez-moi, je vous prie, de vous avoir effrayée. Dormez tranquillement, je ferai de même.
Platonida resta quelque temps encore, montra du doigt la bougie, grommela :
– Pourquoi ne l’as-tu pas éteinte ? Un malheur est si vite arrivé !
Et, en s’en allant, elle ne put s’empêcher de faire trois signes de croix dans la direction de son neveu.
Aratov s’endormit immédiatement et dormit très bien jusqu’au matin.
Il se leva dans une excellente disposition d’humeur, quoiqu’il lui semblât qu’au fond il regrettait quelque chose. Il se sentait léger et libre. Quelles folies romantiques ! se disait-il à lui-même en souriant. Il ne regarda pas une seule fois ni le stéréoscope ni le feuillet arraché, et, aussitôt après le déjeuner, il alla chez Kupfer. Il ne se rendait pas bien clairement compte de ce qui l’y poussait. ■ (À suivre).
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues.
Nouvelle à paraître à l’automne 2022 éditée chez B2M.
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