PAR MATHIEU BOCK-CÔTÉ.
Cet article est paru dans Le Figaro le 26 août. Pour l’équipe qui publie Je Suis Français, tout rappel de la vie, de la pensée et de la puissante personnalité de Jean Raspail est émouvant et, en un sens, que Mathieu Bock-Côté explicite fort bien ici, mobilisateur. Raspail, nous l’avons invité, côtoyé, écouté, aux Baux de Provence parmi cette pléiade d’autres auteurs et de personnalités diverses qui y sont venus : Boutang, Debray, Saint-Pierre, Thibon, Jullian, Volkoff, d’autres encore. Puis, alors que les rassemblements des Baux avaient cessé, nous avons revu Raspail, radieux, dans son uniforme de « peintre de marine » au mariage du Prince Jean à Senlis et Chantilly (2009). Le même prince Jean qui était, lui aussi, venu aux Baux sept ans plus tôt (2002), rencontrer et saluer les Provençaux et les Français qui s’y réunissaient chaque année depuis trois décennies. Raspail était un apôtre du « recours à la Tradition ». Le symbole antimoderne du seul recours qui demeure encore debout pour la modernité en fin de cycle.
LES PROPHÈTES DES TEMPS MODERNES – Chacun à leur façon, ils ont pressenti et mis en mots ce qu’allait devenir le monde actuel. Cette semaine, le romancier Jean Raspail qui, dans « Le Camp des saints », imaginait l’irruption en Europe de centaines de milliers de migrants.
Combien se sont tournés vers son roman, en 2015, au moment de la crise des migrants, quand des colonnes entières d’hommes entreprirent une longue marche pour s’installer en Europe ?
Le Camp des Saints est l’ouvrage le plus connu de Jean Raspail et pourtant, il se lit aujourd’hui comme un samizdat. Ceux qui s’y plongent y viennent rarement par hasard: on leur a chuchoté qu’il s’agit d’un livre prophétique annonçant avec plusieurs décennies d’avance la submersion démographique du monde occidental. Mais ils s’y lancent, je l’ai dit, en sachant qu’ils entrent en territoire interdit et risquent d’être fichés, si on les découvre, parmi les contrevenants idéologiques – des deux côtés de l’Atlantique, en plus.
L’ancien conseiller de Donald Trump, Stephen Miller, qui passait déjà chez ses contempteurs pour un idéologue toxique, a aggravé son cas lorsqu’on a appris qu’il en était un lecteur – il l’avait confessé dans un courriel privé, ce qui lui a valu une vive campagne de presse. Il fut notamment attaqué par le New York Times qui parlait encore en 2019 de « l’influence malveillante et persistante d’un livre raciste ».
Qui lit Jean Raspail s’accuse, qui confesse apprécier sa lecture se condamne. En d’autres temps, Le Camp des saints aurait été classé à l’Index, parmi les mauvaises lectures formant les mauvaises pensées. Aujourd’hui, pourrait-il même être publié ailleurs que dans une maison marginale où se retrouvent les bannis, les vaincus, les réprouvés, pourrait-il même éviter l’ultime recours de l’autoédition? Raspail en doutait. Dans une réédition de l’ouvrage, en 2011, il avait recensé dans une préface inédite, les nombreux délits d’opinion qui s’y trouvaient: c’est seulement parce que l’ouvrage parut avant les lois de censure qui se sont multipliées depuis les années 1970 qu’il pouvait reparaître intégralement sans conduire son auteur devant les tribunaux. De nouveau, les livres transgressifs ont besoin de l’imprimatur des autorités morales reconnues pour paraître, et tout un système fondé sur la délation s’assure qu’ils ne circulent pas ailleurs que dans les marges, et qu’il n’est même plus possible de l’évoquer dans sa correspondance personnelle.
Un roman illuminé et halluciné
Que cache cette mauvaise réputation? Car Le Camp des saints n’est ni un pamphlet ni un manifeste, mais un roman. Un roman illuminé et halluciné, écrit sous le signe d’une fulgurance prophétique, disait Raspail, hanté par l’arrivée d’une immigration de masse qui condamnerait l’Europe à la noyade, à travers un événement cataclysmique, soit le grand départ d’une flotte de désespérés et de miséreux en Inde, conquérants non violents à la recherche d’une nouvelle terre promise, qui mettent le cap sur la France. Ceux qui composent cette flotte dépenaillée n’ont pas un visage angélique.
L’ouvrage regorge de descriptions peu flatteuses, souvent révoltantes et dont on peut se désoler, de ceux que Raspail assimile au nouveau visage de la «Bête» sortant de la porte des enfers, ce qui n’est pas surprenant dans un ouvrage se présentant comme une fable apocalyptique. Il est d’usage, chez ceux qui veulent frapper d’interdit l’ouvrage, de citer ces extraits, toujours les mêmes, comme des preuves à charge, confirmant son caractère répugnant. Ils oublient encore une fois de rappeler qu’il s’agit d’un roman.
Le fantasme du grand recommencement
Chez Raspail, cette invasion pacifique se déroule en quelques jours, même s’il annonce que la première vague migrante en appelle bien d’autres ensuite. Il ne s’agit pas d’un processus se déployant sur plusieurs décennies, que les hommes comprendraient seulement lorsqu’il serait devenu irréversible, mais d’un événement qui oblige chacun à se positionner. Raspail analyse la réaction des Occidentaux devant cette marée qu’ils ont le temps de voir venir, et contre laquelle ils pourraient théoriquement réagir s’ils le voulaient – mais ils ne le veulent pas. Car c’est le thème central du Camp des saints : les élites occidentales sont non seulement paralysées, mais excitées, par le fantasme d’un grand recommencement. La multiplication des «transes repentantes» révélerait une civilisation «victime d’une dégénérescence de la pitié». La presse abrutit l’opinion, la conditionne au renoncement. Les autorités religieuses font de même. De grands mots hypnotisent les consciences, les sidèrent, et transforment le désir de préservation des peuples en réflexe honteux, réservé à ceux qui, dans la population, consentent à leurs plus viles pulsions.
Raspail explore en fait les pathologies d’une intelligentsia névrosée, presque possédée, qui au nom de la «mission humanitaire de la France», invite le peuple français à s’anéantir – son temps serait passé, les damnés de la terre en prendraient désormais possession. Et tel est peut-être le véritable sujet de l’ouvrage: le désir d’autoanéantissement d’une civilisation. «Dire que la nouvelle du départ de la flotte, quand elle fut connue et publiée, inquiéta sérieusement le monde occidental serait, à l’origine, contraire à la vérité.»
Le grand élan humanitaire l’émeut, mais, rapidement, il se tourne vers autre chose. «Si l’on veut comprendre quelque chose à l’opinion occidentale, face à la flotte immigrante ou face à n’importe quoi d’autre d’une nature étrangère, il faut se pénétrer d’une notion essentielle, à savoir qu’elle se fiche éperdument de tout. C’est une chose étrangère à constater, mais son ignorance insondable, la veulerie de ses réactions, la vanité crasse et le mauvais goût de ses élans toujours plus rares, ne font que croître au rythme de son information.» Quant aux politiques conscients de ce qu’ils devraient faire, ils s’avouent vaincus devant les nouvelles autorités morales – en d’autres mots, Raspail décrit la capitulation du politique devant les médias, ces derniers ayant ravi au premier le vrai pouvoir.
Certains voulurent voir dans Le Camp des saints un appel à la guerre raciale, alors qu’il s’agissait surtout d’une mise en garde avant l’heure contre ce qu’on n’appelait pas encore le choc des civilisations. Raspail ne le désire pas: il le redoute. Combien se sont tournés vers son roman, en 2015, au moment de la crise des migrants, quand des colonnes entières d’hommes entreprirent une longue marche pour s’installer en Europe, avec la bénédiction affichée de l’Allemagne, qui croyait trouver dans cet accueil enthousiaste une forme de rédemption pour ses crimes d’hier? Plusieurs se tournent vers Raspail d’autant plus que le régime diversitaire se voue désormais à une forme de déni militant devant la révolution démographique, en imposant un récit officiel expliquant que ce qui arrive n’arrive pas, à travers la mise en place d’un appareil statistique lyssenkiste qui falsifie la réalité en prétendant la décrire. Le régime ne tolère pas qu’on mentionne la grande mutation démographique sauf s’il s’agit de la célébrer. Il y voit le visage radieux de l’homme nouveau. On en revient alors au samizdat de Jean Raspail, et on comprend pourquoi son auteur est désormais classé parmi les maudits. Ceux qui s’intéressent à la même chose connaîtront un sort semblable.
Que faire ?
Il serait possible d’écrire une histoire des prophètes maudits ayant deviné les effets de la grande révolution démographique. Partout on en trouve, partout ils furent assimilés aux pires racistes. Et pourtant, je l’ai dit, on ne comprendra rien au Camp des saints si on en fait un ouvrage bêtement militant, à thèse. Car si cet ouvrage se distingue dans l’œuvre de Raspail, il n’y est pas étranger. Cette dernière est tout animée par une angoisse existentielle: que faire quand le monde auquel nous tenons plus que tout s’est affaissé? Quelle attitude adopter devant un monde en ruine, surtout si on ne veut pas se réconcilier avec celui qui le remplace, ou si on s’en sent incapable ? Fuir ? S’enfermer dans le rêve et les refuges oniriques ? Demeurer inébranlablement fidèle au monde vaincu, quitte à le faire survivre clandestinement, à la manière d’une tradition secrète, et dans l’espoir romantique ou politique de le voir un jour resurgir, sous un visage neuf ? D’un livre à l’autre, Jean Raspail a envisagé ces réponses, qui dépassent de loin la seule question migratoire. Eux aussi se lisent comme des samizdats. ■
Mathieu Bock-Côté
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l’auteur d’Exercices politiques (éd. VLB, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois(éd. Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille (éd. Boréal, 2007). Ses derniers livres : Le multiculturalisme comme religion politique, aux éditions du Cerf [2016] – le Le Nouveau Régime(Boréal, 2017) – Et La Révolution racialiste et autres virus idéologiques, Presses de la Cité, avril 2021, 240 p., 20 €.
J’ajoute, pour compléter, le chapeau de l’article, que Jean Raspail avait donné à « Je suis Français » papier un entretien ; c’était le deuxième de la série, après celui de Jean Dutourd, dans le numéro 7 de février 1978…
Pierre Builly a parfaitement raison de réparer notre oubli. Au reste, l’entretien que Jean Raspail avait donné à « Je suis Français » version papier en février 1978 a été bien plus tard mis en ligne d’abord sur lafautearousseau puis sur Je Suis Français qui a pris sa suite. Il y est consultable.
https://www.jesuisfrancais.blog/2019/11/09/quand-jean-raspail-repondait-aux-questions-de-je-suis-francais1978/
Quand Jean Raspail, en 1978, répondait aux questions de Je Suis Français : « Aux Baux, j’étais dans ma famille »