Cet entretien – conduit par Pierre Builly sous le nom de plume de Pierre Lambot – est paru dans Je Suis Français, mensuel papier, n°59 de décembre 1982. Il vient clore ici la série Du roi de Vladimir Volkoff, que JSF a publiée ces jours derniers. Sept textes qui ont d’abord été des discours prononcés aux Baux de Provence. Nous publions cet entretien en trois parties, hier mercredi, puis ce jeudi et demain vendredi.
JE SUIS FRANÇAIS : Si vous le voulez bien, passons à vos ouvrages… Un des thèmes les plus originaux est celui de l’importance du mal, de la nécessité du mal, de son utilité sur terre. Reliez-vous ce thème à ce que vous venez de dire de la Russie ?
Vladimir VOLKOFF : Non, je ne vois pas de rapport essentiel. Je crois que l’on pourrait relier ce thème à l’histoire de n’importe quel pays. Ce que j’ai tenté de montrer dans les « Humeurs de la Mer », c’est qu’il faut une dose de mal, que le mal est utile, à dose homéopathique : je suis persuadé que le communisme dépasse de très loin cette dose : ce n’est plus le mal comme ingrédient, c’est le mal à l’état pur.
J.S.F. : Je voulais savoir si vous pensiez que ce mal immense pouvait être le germe d’un grand bien ; après tout, la Russie sauveur du monde, après sa conversion, c’est le thème de plusieurs prophéties…
V.V. : Ce n’est pas dans ce sens-là que je l’entends : ce mal est trop profond. Je vois plutôt l’utilité du martyre…
J.S.F. : Comment vous est venue l’idée des deux mille pages des « Humeurs de la Mer », de leurs thèmes multiples et rares ?
V.V. : Je ne peux que vous renvoyer aux entretiens que j’ai eus avec Jacqueline Bruller, sous le titre « L’exil est ma patrie« .(‘)
« C’était en 65, après Le Trêtre ; j’avais terminé deux romans de science-fiction, rien qui soit allé très profondément en moi: Je traversais une période de sécheresse. Je me demandais si je pourrais écrire à nouveau, un jour, quelque chose qui me paraîtrait important. Et puis, un an plus tard, j’ai commencé à penser sérieusement à une tétralogie dont les deux thèmes centraux – j’en avais deux à l’époque – seraient d’abord le mythe de Caïn ; la relation entre la violence et la civilisation, la violence étant considérée comme féconde… ».
Nous ayons tous accepté de pourrir pour produire l’humus, pas le marbre. La seule question qui se pose, c’est de savoir si nous produisons vraiment, si nous sommes des Caïn réussis ou ratés. Car si nous sommes ratés, nous aurions mieux fait de rester Abel (Les Maîtres du temps, 249).
…puis le problème du mal à reprendre là où Dostoïevski l’a laissé. J’entrevoyais aussi vaguement l’idée de l’hérédité du mal, de la nécessité d’accepter un père et de se reconnaître solidaire de son passé. Cela constituait un tout ; je le voyais comme une question : qu’est-ce que le temps ?
Le temps est, entre autres choses, l’expression la plus implacable de la volonté de Dieu (Les Maîtres du temps, 171).
J’avais peut-être déjà fait le rapprochement (mais je n’en suis pas sûr) entre la transmission héréditaire du mal et le temps, puisque l’hérédité c’est une projection du temps sur le plan biologique, mais je n’osais pas commencer à écrire.
Il faut, pour commencer à écrire, un courage ou une inconscience tels que toutes les coïncidences apparemment propices, tous les coups de pouce, tous les coups de l’étrier, sont les bienvenus (La Leçon d’anatomie, 9).
J.S.F. : Dans « La leçon d’anatomie« , qui se passe dans l’Algérie de 1962, vous faites tout de même de la politique ! N’est-ce pas un peu contradictoire avec ce que vous disiez tout à l’heure. Vous avez une position sur l’Algérie, sur l’abandon de l’Algérie. Beaujeux s’engage, et Beaujeux c’est aussi un peu vous !
V.V. : Je n’ai pas ‘vraiment une position sur l’Algérie : je me suis battu là-bas, je. trouve absolument ignoble qu’on ait abandonné les harkis comme on les a abandonnés, mais tout ça, ce n’est pas de la politique, c’est un engagement militaire, un engagement concret ; il n’y a là absolument rien d’idéologique, il n’y a aucun désir de modifier l’Histoire. Beaujeux garde un. oléoduc, commande son secteur, essaye de sauver et parvient à sauver 2000 harkis : c’est tout… A l’époque même, beaucoup de mes amis étaient pour l’Algérie française ; moi je n’y ai jamais vraiment cru : l’Algérie française m’a toujours paru une vue de l’esprit : il aurait fallu commencer en 1830 ! Mais en 1958, alors que le pays avait été lamentablement sous-administré, c’était un petit peu absurde. Ce dont je suis convaincu, c’est qu’il y avait mille manières de régler le problème algérien et qu’on a pris la plus mauvaise ; là encore ce n’est pas un jugement politique, c’est un jugement humain : il ne fallait pas continuer à torturer des gens si l’on avait décidé de lâcher ; il ne fallait pas abandonner les harkis ; il ne fallait pas mettre en place ceux qui, après tout, n’étaient guère que des tueurs.
J.S.F. : Ce jugement que vous . qualifiez de moral ou d’humain vous conduit-il à rejeter complètement la personnalité et l’action du général de Gaulle ?
V.V.: Comment vous répondre ?… Aux Etats-Unis, je passe mon temps à défendre le général de Gaulle, et en France, je passe mon temps à l’attaquer sur le problème algérien…
Maintenant je ne crois pas du tout qu’on puisse, sur un seul point, condamner l’action d’un homme politique. Sur l’Algérie, la conduite du Général a été inqualifiable, mais sur d’autres points son influence a été heureuse. ■ (À suivre)
(‘) Editions du Centurion.
Propos recueillis par Pierre Lambot