Cet entretien – conduit par Pierre Builly sous le nom de plume de Pierre Lambot – est paru dans Je Suis Français, mensuel papier, n°59 de décembre 1982. Il vient clore ici la série Du roi de Vladimir Volkoff, que JSF a publiée ces jours derniers. Sept textes qui ont d’abord été des discours prononcés aux Baux de Provence. Nous publions cet entretien en trois parties, mercredi dernier, hier jeudi et ce vendredi.
JE SUIS FRANÇAIS : Vous citez parmi les hommes politiques dont vous aimez la stature le Roi Louis XVIII. Est-ce parce qu’il est arrivé en 1815 à rétablir la situation d’une France exsangue, au bord du gouffre, ou parce. qu’il avait une démarche politique qui vous plaît, démarche qui aurait pu être placée à une autre époque de l’Histoire, moins glorieuse mais moins troublée ?
Vladimir VOLKOFF : Si vous connaissez « La foire ‘d’empoigne » de Jean Anouilh, vous voyez ce que je veux dire : Louis XVIII, c’est la modération, le pouvoir qui s’exerce en douceur, l’humanité ferme, l’art de la négociation, de l’entourloupette élégante. Ah ! La légèreté de ce gros homme !
J.S.F. : Reliez-vous cette admiration à une autre de vos préférences, dont vous parlez plusieurs fois, celle de Créon ? Dans nos milieux, il est plus habituel de voir chérir Antigone…
V.V. : Je ne vois pas vraiment d’aspect créonique chez Louis XVIII. Créon est l’homme qui- fait le mal pour obtenir le bien. Louis XVIII, au. contraire, a été un médiateur, un pacificateur, souvent accusé d’ingratitude par les royalistes, certes, – et il est peut-être allé un peu loin dans ce sens – mais il fallait qu’il fût le Roi de tous les Français et pas seulement des royalistes. De toute façon, il y a une tradition d’ingratitude chez les Rois et quelquefois chez les plus grands Rois, parce qu’ils ont le souci de n’être pas le président d’un parti qui est parvenu au pouvoir et qu’ils veulent être le Roi de toute la France.
J.S.F. : Alors, revenons à Créon – dont le mythe est extraordinairement intéressant. Créon par rapport à Beaujeux, qui fait d’une certaine manière le Mal : pour sauver les harkis, il va se servir de son adjoint, Miloslavski – avec son assentiment, d’ailleurs – mais en sachant que la carrière de Milo, qui aime l’Armée, qui vit pour l’Armée, sera irrémédiablement brisée.
V.V. : Oui, bien sûr, Beaujeux c’est Créon, et on peut dire que sur ce point précis, Miloslavski est Antigone. Antigone est sacrifiée au bien commun, qui est, en l’occurrence, le salut des harkis. Beaujeux – ou Créon – c’est celui qui met un peu de levure du Mal dans la pâte du Bien pour qu’elle lève.
J.S.F. : Je bute un peu là-dessus, en ‘m’appuyant sur l’interprétation que donne Maurras d’Antigone. « Antigone, vierge mère de l’Ordre » sacrifie un Ordre apparent, un Ordre superficiel pour les fins dernières de l’Ordre, qui veulent que son frère soit enterré comme il sied. Ça ne vous paraît donc pas un peu contradictoire ? Que Créon fasse Créon, c’est bien, c’est dans la nature des choses, mais ne faut-il pas admirer tout autant Antigone ? Antigone et Créon sont nécessaires l’un à l’autre.
V.V. : Bien évidemment, ils sont complémentaires. Je crois seulement que notre époque a une sympathie un peu facile pour Antigone et oublie trop facilement que Créon a aussi son travail à faire. J’ai donc un peu tendance à rétablir l’équilibre en forçant sur Créon. Antigone est un personnage éminemment romantique et la période où nous vivons est incontestablement une période postromantique, une période de décadence du romantisme, donc d’un romantisme exacerbé, sensiblard, une période démagogique. Et Antigone tombe facilement dans la démagogie.
J.S.F. : Elle n’a aucune responsabilité dans la Cité…
V.V. : … Donc, je cherche à faire sentir la ‘nécessité de Créon.
J.S.F. : Pour finir, parlons un peu de votre œuvre, de sa structure. Entourent la tétralogie des « Humeurs de la mer« , deux romans que, pour simplifier, on peut qualifier de romans d’espionnage, « Le retournement » et « Le montage » (**), deux romans qui ont beaucoup de points communs. Cette symétrie est-elle voulue ?
V.V. : En fait, non. Mon but est d’essayer de me renouveler : en ce moment, par exemple, je suis en-train de penser à un roman de cape et d’épée, à un essai sur Lawrence Durrell, et je tente de faire monter une pièce de théâtre…
L’arrivée du’ « Montage » en symétrie du « Retournement » est inopinée. J’ai pensé qu’il y avait une utilité à ce que le Montage sortît maintenant : je l’ai écrit beaucoup plus vite que je n’écris un roman d’ordinaire : d’habitude, cela dure deux ans ; cette fois j’ai mis un an, et même moins, et j’ai fait sortir mon livre le plus vite possible parce que j’ai pensé qu’il fallait lancer un cri d’alerte sur les dangers que fait courir au monde l’Union Soviétique par les techniques de désinformation et de manipulation de l’opinion.
J.S.F. : Puissiez-vous être entendu ! ■ (FIN)
(**) Qui vient d’obtenir le Grand Prix du Roman de l’Académie française, le seul qui soit vraiment sérieux.
Propos recueillis par Pierre Lambot
Œuvres de Vladimir Volkoff (À la date de l’entretien)
Parues chez Julliard
L’AGENT TRIPLE
LE RETOURNEMENT (Prix Chateaubriand 1979)
LES HUMEURS DE LA MER :
I. Olduvaï
II. La leçon d’anatomie
III. Intersection
IV. Les maîtres du temps
LE COMPLEXE DE PROCUSTE
LE MONTAGE
Chez d’autres éditeurs
METRO POUR L’ENFER (Prix Jules Vernes 63)
LES MOUSQUETAIRES DE LA REPUBLIQUE (La Table Ronde)
VERS UNE METRIQUE FRANÇAISE
(French literature publication company)
Sous le pseudonyme de Lavr Diromlikoff
LE TRETRE (R. Morel)
L’ENFANT POSTHUME (R. Morel)Entretien paru dans .Je Suis Français, mensuel papier, n°59 de décembre 1982.
Je ne comprends pas la phrase de Volkoff : « Et Antigone tombe facilement dans la démagogie. » Quelle démagogie à vouloir se conformer aux lois non écrites sur le respect dû à un mort? Que peut-on reprocher à Maurras qui soutient Antigone sur ce plan là ? Le débat rebondit aujourd’hui sous bien d’autres formes à propos justement du respect que nous devons aux vivants et aussi…. aux morts.
Je n’ai pas connu Volkoff et ne suis donc pas bien placé pour parler à sa place. Mais je vais quand même essayer d’interpréter cette phrase.
Antigone séduit parce qu’elle se révolte contre l’autorité. Que cette révolte soit motivée par les « lois non écrites et immuables des dieux » nous séduit infiniment moins que le fait même de sa révolte. Et c’est normal, nous avons une sympathie naturelle pour tous ceux qui se soulèvent contre l’autorité, même à tort. C’est pourquoi nous préférons Robin des Bois au Shérif de Nottingham, même si ce dernier n’a pas tort de vouloir faire régner l’ordre.
L’ennui, c’est que le souci constant d’une société, c’est justement de faire régner l’ordre. Comme le Shérif, Créon n’a pas tort de vouloir faire respecter la loi. Et il est très facile de se parer des vêtements de la loi non-écrite pour justifier tout et n’importe quoi (exemple au hasard : la Révolution), fut-ce au prix de la guerre civile.
Voilà pourquoi notre monde a besoin de Créon, selon Volkoff : Créon, c’est l’ordre, même au prix de l’injustice, même à cause du mal. Dans l’un de ses romans, Volkoff met en scène un officier des services secrets français chargé de secourir des enfants pris en otages. Ses chefs lui donnent carte blanche, mais lui-même comprend que c’est pour se dédouaner de toute responsabilité et se retourner contre lui en cas d’échec. Il a alors cette réflexion amère : « Les gouvernements sont décidément tous les mêmes ! Et pourtant, il en faut, car sinon, c’est l’anarchie, et il n’est rien de pis ».
J’espère avoir correctement répondu à votre question.
Mon cher Henri, à l’époque je crois que j’avais compris ; le temps a passé et j’ai perdu le fil…
Tu connais le mot de Pierre Corneille à qui l’on demandait le sens d’un vers obscur , « À l’époque, Dieu et moi comprenions ; maintenant il n’y a plus que Dieu ! »
Cher Pierre merci ,mais je reste un peu sur ma faim avec Grégoire Legrand. .C’est justement au nom de l’ordre dans la cité que Maurras et Boutang éclairent et justifient Antigone. Il ne s’agit pas de justifier la rébellion pour la rébellion, celle du frère, mais ne pas désobéir à des « loi sinon écrites, mais fondamentales, non la révolte , mais ici le respect intangible à la dépouille d’un mort
N’est-ce d’une actualité brûlante dans ce 20e et 21e siècle ? . Soljenitsyne, Sophie Scholl, Franz Jägerstätter et tant d’autres, prêtres obscurs ou non , l’archevêque de Münster von Galen , ont été à leur manière des Antigone, risquant leur vie pour combattre un vrai désordre. Ils ont laissé une trace fulgurante, qui nous inspire, non pour abattre la citée, mais bien la restaurer à terme loin de tout romantisme destructeur et fuite en avant. .Je pourrais sans peine aujourd’hui faire un tour de table de lois passées et prévues qui heurtent notre « conscience éclairée », nous n’avons que l’embarras du choix.
Certes Créon est sincère et la situation est complexe, mais il est devant le dilemme, choisir entre deux désordres et il doit progressivement comprendre lequel est le plus destructeur, lui le gardien de la cité, car il y a une hiérarchie ? .
Je pense que Volkoff, témoin des déchirements de ses camarades militaires a voulu faire de l’esprit sur Antigone , sachant que rien n’est simple quand il faut prendre une décision, mais peut-on y échapper à ce choix salvateur ? . Le souvenir douloureux de ce qui s’est passé alors nous poursuit bien aujourd’hui.
Vous avez raison. Et ni Volkoff ni moi (s’il est permis de parler ainsi) n’entendons nier la pertinence de la figure d’Antigone aujourd’hui. Vous comprenez cependant qu’elle peut être utilisée pour justifier la résistance à la loi humaine, même légitime, au nom de la loi non-écrite, même irréelle. C’est là le propos de Volkoff : il faut Antigone, mais il faut aussi Créon.
L’expression « loi non écrite » utilsée dans ce débat me semble très réductrice, voire malveillante. Il existe, évidemment, heureusement, une loi naturelle, « gravée » si l’on veut dans la conscience, qui prévaut face à la loi écrite, officielle, circonstancielle, quand cette dernière contredit la première. Il peut même exister des traditions ayant le même genre de vigueur juridique.
C’est tout à fait juste, mais vous comprenez que l’on peut fort bien invoquer une loi naturelle, ou plutôt sa caricature, à tout propos pour justifier n’importe quoi. C’est du reste ce que firent les députés en 1789. Michel Villey disait que les droits de l’homme pris au sérieux nous ramèneraient à l’anarchie ; je crains qu’il n’en soit de même dans le cas présent.
Plutôt que de s’inquiéter des fantaisies doctrinalo-politiques individuelles, vinssent-elles d’un Vladimir Volkoff, mieux vaut retourner à Sophocle, si l’on entend «comprendre» – et, en effet, Henri a bien raison de ne pas avoir compris, car la formule à l’emporte-pi!ces n’a pas de sens profond, quand même parviendrait-on à donner l’illusion que des données superficielles pussent prévaloir sur celles essentielles… Dans Sophocle, donc, suite à l’intervention du Messager annonçant la mort d’Hémon, fils de Créon, tué «de sa propre main irrité contre son père à cause du meurtre d’Antigone», Créon est pris de lamentations : «un Dieu furieux contre moi m’a frappé sur la tête et m’a inspiré de funestes desseins […] Hélas ! ô travaux misérables des hommes !»
Sur quoi, un Envoyé déclare à Créon qu’Eurydice, sa «malheureuse femme», «vient de se frapper mortellement, prouvant ainsi qu’elle était bien la mère de ce mort»… Ainsi, Créon en vient-il à «comprendre» : «Hélas sur moi ! Jamais je n’accuserai aucun autre homme des maux que j’ai seul causés ; car c’est moi qui t’ai tuée, misérable que je suis ! moi-même ! et c’est la vérité. Ô serviteurs, emmenez-moi très vite, emmenez-moi au loin, moi qui ne suis plus rien !» Alors, en dernière instance, Le Chœur :
«La meilleure part du bonheur est la sagesse. Il faut toujours révérer les droits des Démons. Les paroles superbes attirent aux orgueilleux de terribles maux qui leur enseignent tardivement la sagesse.»
C’est une terrible erreur «démagogique» – MODERNE, en vérité – que de se polariser sur une vague interprétation de ce que l’on appelles pour l’occasion les «lois non écrites». Les Lois sont TOUJOURS écrites, voire sur des Tables fulgurantes, si nécessaire. Gloser ensuite sur certaines qui ne le seraient pas est de la foutaise en matière de connaissance, ainsi devenue «légale» et, du coup parodie de connaissance, car c’est la Connaissance qui précède les lois et non l’inverse.
Maurras a recouru à une espèce d’antique «sagesse» et a tenté de la décliner dans une doctrine politique actualisée ; comme il était bien inspiré, il n’a jamais cédé à la parodie et, comme il jouissait d’une intelligence formidable, il était capable de faire fonctionner sa raison au-delà des seules structures mentales, d’où la pertinence de ses analyses de données archaïques, à commencer par l’idée royale, à laquelle il s’est rangé ; de manière réfléchie, sans doute, mais dont il a tiré toutes conséquences, jusque dans le domaine spirituel, à l’accès duquel il a pu se montrer souvent réticent, quoique il ne cessa jamais d’y venir… de façon «non écrite», pourrait-on dire ici, car cette notion impropre pour le sujet d’Antigone, devrait, probablement, pouvoir relever les faiblesses et transposer les vanités humaines en stabilité intellectuelle… Qui sait ?