Entretien par Martin Bernier.
GRAND ENTRETIEN – La sobriété est désormais vantée à l’envi par les pouvoirs publics et les médias. Mais chaque Français pourrait-il (à supposer qu’il y consente en toute liberté) mettre sa vie en accord avec ce qui n’est encore qu’un slogan ?
«Une caractéristique majeure des temps modernes est que la notion de vérité s’y est estompée, pour laisser place à celle de progrès», elle-même assimilée à la volonté d’abroger toute limite, explique le philosophe Olivier Rey. C’est ainsi l’idée même de progressisme que le souci de la sobriété remet en cause, soumettant nos concitoyens – et singulièrement la jeunesse – au défi de la cohérence individuelle, poursuit le penseur.
« Une caractéristique majeure des temps modernes est que la notion de vérité s’y est estompée, pour laisser place à celle de progrès, lui-même identifié à l’affranchissement vis-à-vis de toute limite »
LE FIGARO. – En raison de la crise de l’énergie, il semble que nous nous dirigions vers un hiver de restrictions. Est-ce un indice, parmi d’autres, de la fin de l’idée d’un monde sans limite ?
Olivier REY. – On ne peut pas dire que l’on soit pris par surprise. Il y a un demi-siècle exactement, Dennis Meadows et ses collègues du MIT, dans leur rapport au Club de Rome intitulé «The Limits to Growth», montraient très clairement que le modèle de développement suivi depuis les lendemains de la Seconde Guerre mondiale n’était pas «durable». À cette époque, il aurait encore été possible d’infléchir sans douleurs excessives la trajectoire.
Cependant, une autre voie s’est imposée: le déni. Les réserves de pétrole s’épuisent? On saura, grâce à des dispositifs de plus en plus complexes, trouver et exploiter de nouveaux gisements. La demande en métaux peine à être satisfaite? On saura les extraire de terres où ils sont moins concentrés. Le problème est qu’il faut de plus en plus de métaux pour obtenir de l’énergie, et de plus en plus d’énergie pour obtenir des métaux. En bref, le miracle n’aura pas lieu, comme l’explique l’excellent livre de Philippe Bihouix, L’Âge des low tech (Le Seuil, 2014). La prétendue «dématérialisation» n’est pas non plus une issue, d’une part parce qu’elle réclame des infrastructures matérielles géantes, d’autre part parce qu’elle ne se substitue pas aux flux matériels mais s’y ajoute et les accélère.
En vérité, cela fait un bon moment que les limites évoquées par le rapport Meadows sont reconnues par la plupart des particuliers. Ce qui n’a pas empêché ces mêmes particuliers de placer en tête, au premier tour de l’élection présidentielle, trois candidats qui, chacun à sa manière, tenaient un discours du «toujours plus». Comment expliquer cette étrange «dissonance cognitive» entre, d’un côté, ce que l’on sait à part soi, de l’autre les discours publics qui recueillent adhésion? Tolstoï, dans Guerre et paix, nous donne une indication précieuse. «Devant l’imminence du péril, deux voix d’égale force s’élèvent en l’homme: l’une lui dit fort raisonnablement qu’il doit examiner la nature du péril et les moyens de l’éviter ; l’autre lui suggère, plus raisonnablement encore, qu’il est par trop pénible d’y réfléchir alors qu’il n’est pas au pouvoir de l’homme de tout prévoir et d’échapper à la marche générale des événements, et qu’en conséquence mieux vaut se détourner des choses désagréables jusqu’à ce qu’elles surviennent et penser à ce qui est agréable. Dans la solitude l’homme s’abandonne le plus souvent à la première voix, en société, à la seconde au contraire.» D’où le décalage, entre ce que chacun sait, et ce qui domine dans l’espace social.
Je pense aussi à l’expérience vécue par Doris Lessing, alors qu’elle appartenait au parti communiste anglais. Elle considérait Staline comme un fou meurtrier, et la plupart de ses camarades, quand elle leur parlait en tête à tête, étaient bien d’accord. Pour autant, ni elle ni ses camarades n’auraient supporté qu’on dise du mal de Staline en public: «Ce serait la fin d’un rêve – au moins pour notre époque.» La question, ici, n’est pas de comparer l’idéologie du «sans limite» au stalinisme, mais de comprendre le mécanisme qui peut amener chacun à soutenir dans l’espace public un discours auquel, en son for intérieur, personne ne croit.
Une caractéristique majeure des temps modernes est que la notion de vérité s’y est estompée, pour laisser place à celle de progrès, lui-même identifié à l’affranchissement vis-à-vis de toute limite. Dès lors, renoncer au progressisme, rejeter l’illimitisme, c’est sentir le sol se dérober sous nos pieds.
On dira que les Verts reconnaissent certaines limites dans la nature. Mais c’est pour se livrer avec d’autant plus d’ardeur à un illimitisme d’essence messianique, du salut énergétique par érection à l’infini d’éoliennes au salut social par désintégration jusqu’au dernier quark de l’édifice hétéro-virilo-carno-racisto-colonialiste.
On commence pourtant à parler davantage de sobriété: Emmanuel Macron avait par exemple déclaré le 14 juillet que l’«on doit rentrer collectivement dans une logique de sobriété». Faut-il y voir un changement de mentalité à l’œuvre ou cela ne relève-t-il que du discours ?
Franchement, qui peut prendre au sérieux ce que dit Emmanuel Macron ? Dans Révolution, le livre programme publié lors de sa première campagne, il n’était question que de « nous projeter dans le monde nouveau ». « À l’origine de cette aventure se trouvent des femmes et des hommes qui veulent avant tout faire avancer le progrès » ; « j’ai la conviction que nous pouvons oser l’avenir »… Cette année, Macron s’est fait réélire non plus en tant que révolutionnaire mais, à l’opposé, comme rempart contre un bouleversement, mariniste ou mélenchoniste. Il fut un temps où, selon lui, il fallait que les jeunes Français cultivent l’«envie de devenir milliardaires», voilà que maintenant ils doivent priser la sobriété.
En réalité, il s’agit de faire «accepter socialement» les difficultés qui, avec l’entêtement dans le modèle dont il est un éminent représentant, vont se multiplier. La guerre entre la Russie et l’Ukraine a bon dos: si ce n’était de là, les embarras viendraient d’ailleurs. De plus, avec les tensions grandissantes sur les ressources, les conflits sont destinés à s’enchaîner – ce n’est pas pour rien que les budgets militaires augmentent un peu partout.
En soi, un monde plus sobre est ardemment souhaitable. L’immense problème est qu’au fil des modernisations successives, le monde s’est reconfiguré de telle sorte que beaucoup de consommations (comme, par exemple, l’usage de la voiture) ne sont pas de l’ordre du luxe ou du confort, mais des nécessités. D’où la question brûlante du «pouvoir d’achat». Pour une grande partie de la population, la partie «contrainte» du budget est si importante qu’une perte de «pouvoir d’achat» place aussitôt en situation critique. Même certaines dépenses, en apparence facultatives, sont en fait indispensables car, comme le remarquait Jacques Ellul, «l’homme ne peut vivre et travailler dans une société technicienne que s’il reçoit un certain nombre de satisfactions complémentaires qui lui permettent d’en surmonter les inconvénients». Par exemple, beaucoup d’environnements sont si laids et déprimants que le départ en vacances devient, pour ainsi dire, une nécessité vitale.
Mélenchon a une idée pour augmenter le «pouvoir d’achat» du plus grand nombre: prendre aux riches. Mais, indépendamment même des problèmes moraux et sociaux posés par une telle spoliation, d’une part la richesse des riches n’est redistribuable qu’une seule fois, ce qui fait que la solution est tout sauf pérenne ; d’autre part, si la richesse des riches se trouvait intégralement convertie en biens de consommation, la pression sur la nature, déjà critique, serait augmentée d’autant, et la catastrophe écologique serait précipitée.
C’est d’ailleurs bien la pénurie de «grain à moudre» qui explique, partiellement au moins, la conversion d’une bonne partie de la gauche, depuis les années 1980 à l’antiracisme, aujourd’hui au wokisme. Proposer d’inscrire dans la Constitution la liberté de choisir son genre est délirant, mais c’est du progressisme à bas coût (abstraction faite du coût anthropologique, qui lui est exorbitant).
L’enjeu fondamental, à terme, serait d’abandonner la logique consumériste. Tant que l’on reste à l’intérieur de cette logique, parler de «sobriété» n’est jamais que parer d’un mot avantageux ce qui ne peut être vécu que comme un état désolant de pénurie.
On entend souvent que les nouvelles générations seraient plus au fait de certaines réalités que leurs aînés. Êtes-vous d’accord avec ce postulat ?
Les jeunes sont, dans l’ensemble, plus conscients de l’impasse dans lequel le dernier siècle écoulé nous a menés. Mais ils se trouvent aussi, dans l’ensemble, plus profondément engagés dans ladite impasse. Mon grand-père Rey était fils d’un cordonnier de village, sa mère avait un potager et élevait quelques chèvres. Lui a fait des études, est devenu progressiste, a adhéré à l’Union rationaliste. Mais il a continué de vivre de façon très simple et, avec un lopin de terre et quelques outils, il aurait parfaitement su vivre. À côté de lui, je suis un incapable. Et les jeunes d’aujourd’hui sont encore bien plus dépendants que je ne le suis du technotope. Ils manifestent pour le climat, mais une panne de réseau, et c’est le drame.
On parle désormais d’usines qui pourraient être à l’arrêt, de coupures d’électricité ciblées dans les foyers, d’extinction de l’éclairage public dans les villes. Cette crise énergétique va-t-elle transformer nos modes de vie ?
Au risque de paraître provocateur, plût au ciel qu’il en soit ainsi. Le plus insensé, dans notre monde si épris d’efficacité, est bien sa prodigieuse inefficacité: la disproportion entre le gigantisme des moyens mis en œuvre, et le nanisme des résultats – le bonheur très limité, la culture délabrée, la paix croulante que nous retirons de cette agitation frénétique. De ce fait, la perspective d’une transformation profonde, si elle devait se concrétiser, est un motif d’espoir.
Le problème, déjà signalé, est que nous avons désappris à vivre en dehors de la tentaculaire infrastructure technologique qui s’est étendue sur le monde. C’est pourquoi Ivan Illich, un des esprits les plus lucides de la seconde moitié du XXe siècle, pensait que «le passage du présent état de choses à un mode de production convivial menacera beaucoup de gens jusque dans leur possibilité de survivre. (…) Le passage à une société conviviale s’accompagnera d’extrêmes souffrances: famine chez les uns, panique chez les autres». On comprend que tout soit mis en œuvre pour éviter pareille situation. C’est pourquoi, à un changement radical trop douloureux, sera probablement préféré une dégradation par paliers, une déglingue progressive.
N’y a-t-il pas de perspectives plus souriantes ?
Ce qui nous bloque sur la trajectoire actuelle ne tient pas seulement à l’obstination de ceux qui la trouvent excellente, et à qui elle profite le plus, ni à l’inertie, ni à la peur de l’inconnu ; elle relève, aussi, d’un impératif de puissance. La technologie est devenue, depuis la révolution industrielle, la principale dispensatrice de puissance. Il s’ensuit que toute entité politique qui entendrait abandonner la course se retrouverait rapidement à la merci des autres entités qui l’auraient poursuivie. De là l’obligation, pour éviter un complet assujettissement, de continuer à s’inscrire dans le mouvement, quand bien même celui-ci serait globalement ruineux. Arrêter ce mouvement est impossible. Dire cela n’est pas céder au fatalisme, mais refuser de se payer de mots.
Ce qui, en revanche, demeure possible, c’est de préparer l’avenir – quand le mouvement en cours finira par s’épuiser. Dans cette optique, je rêverais d’une diversité véritable. Au lieu qu’aujourd’hui, tous les «territoires» luttent les uns avec les autres pour leur «désenclavement», leur «attractivité», l’implantation de «pôles d’excellence», certains d’entre eux choisiraient, au contraire, de s’abstraire des flux mondiaux, de vivre de façon «conviviale» – sous la protection des régions demeurées dans la course. Ce serait un autre «aménagement du territoire» que celui qui consiste à le recouvrir uniformément du même vêtement d’infrastructures, imposant partout les mêmes modes de vie. Ce serait un aménagement qui tiendrait compte à la fois du court et du long terme. (Mais je ne crois pas que cela entre dans les plans du haut-commissaire Bayrou.) ■
Polytechnicien, Olivier Rey a enseigné les mathématiques à l’X et est chercheur à l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques. Il enseigne la philosophie à Paris-I Panthéon-Sorbonne. Auteur de nombreux essais salués par la critique, comme «Quand le monde s’est fait nombre» (Stock, coll. «Les Essais», 2016), «Leurre et malheur du transhumanisme» (Desclée de Brouwer, 2018), qui a obtenu le prix Jacques-Ellul 2019, «Gloire et misère de l’image après Jésus-Christ» (Éditions Conférence, 2020) et «Réparer l’eau» (Stock, 2021), l’intellectuel a également publié, sur le Covid, «L’Idolâtrie de la vie» (Gallimard, coll. Tracts, 2020).
Tolstoï et O. Rey voient très clair. Déni en tête, en avant vers la déglingue ! À part quelques exceptions, l »homme est ainsi fait, sauf à l’éduquer.
Qui est, aujourd’hui, le vrai éducateur de nos peuples ? L’école ? les parents ? l’îlotier, le gardien de square ? Ils sont tous anéantis ou en voie de l’être. Les presque seuls maîtres de ce terrain sont la télé et autres media inféodés aux camelots et fourriers de la bordille, des mirages, du laisser-aller et du toujours plus.
Mais à quoi sert donc de le répéter ? Nous le savons tous.