Par Elisabeth Lévy et Jonathan Siksou.
Cet entretien est paru hier 13 septembre dans Causeur. Faut-il ajouter quoi que ce soit ? La lucidité de Marcel Gauchet est comme toujours remarquable. Et sa capacité d’analyse. Reste la question politique française de fond. Cette question que nous posent par un saisissant contraste les images d’unité, de confiance nationale, de transmission de la Tradition, qui nous viennent ces jours-ci, mutatis mutandis, d’Outre-Manche. Le lecteur le fera, jugera, commentera s’il le souhaite !
Déclassement économique, décomposition politique, effondrement éducatif, avachissement culture, débandade intellectuelle : l’historien et philosophe continue de disséquer l’interminable crise française. L’un de ses ressorts est le divorce entre des élites déconnectées qui ont répudié le cadre national et un peuple atomisé. La lutte des classes à l’ancienne s’organisait autour d’un enjeu commun. Aujourd’hui, c’est l’exit pour ceux qui peuvent et la débrouille pour les autres.
« En principe, dans le monde démocratique, les élites sont au service du peuple, étant bien entendu qu’elles lui sont indispensables. »
En principe….
Causeur. Emmanuel Macron a été réélu et s’il n’a pas de majorité absolue à l’Assemblée, il a gagné les élections législatives. Pourtant, on a l’impression qu’il a perdu la main. Le triomphateur de 2017 semble avoir laissé place à un homme qui ne sait pas où il veut nous emmener. Partagez-vous ce sentiment ?
Marcel Gauchet. Indépendamment en effet des limites, relatives, que lui impose sa majorité parlementaire relative, Emmanuel Macron donne l’impression de ne pas savoir par quel bout prendre la situation du pays. Il y a bien sûr le choc inflationniste qui s’annonce et le scénario protestataire qui devrait aller avec. Mais là, on est sur un terrain classique. Or, le désarroi palpable que trahit son attitude me semble aller chercher plus profond. La vérité est qu’il est pris à contrepied par l’émergence et la cristallisation d’un agenda collectif sur lequel il est passablement démuni. Il n’a pas le logiciel, comme on dit bêtement aujourd’hui. Il est typiquement l’homme de la société civile et les questions brûlantes qui passent au premier plan renvoient toutes à la réaffirmation et à la réorganisation de l’État. C’est vrai au premier chef évidemment du problème de la sécurité publique, mais c’est vrai de tout le secteur public en général, l’hôpital, l’école, les transports, l’administration et j’en passe. La France a été gérée de manière calamiteuse depuis quarante ans et les résultats sont en train d’éclater au grand jour. Ça craque de partout. Regardez dans quel état se trouve une entreprise jadis remarquable comme EDF ! Or sur tous ces sujets, Macron et les macronistes n’ont strictement rien à dire, à part répéter les discours qui nous ont envoyés dans le mur. Ils n’ont aucune analyse de cette déliquescence, aucune idée des moyens de redresser la barre, aucune perspective sur ce que cela implique comme vision du pays. Macron est assez intelligent pour sentir le décalage entre sa « start-up nation » et ce que les gens ressentent comme urgences.
Dans ces conditions, que peut-on attendre de ce quinquennat ? Y a-t-il une chance pour que nous commencions à sortir de la longue crise française ou le long délitement que ressentent nombre de Français va-t-il s’aggraver ?
Je ne préjuge de rien, l’imprévisible étant la seule chose sûre. Si je prolonge les courbes, l’unique moyen à notre disposition, je ne vois pas comment ces cinq ans pourraient accoucher d’un changement de direction significatif. Tout au plus peut-on espérer la poursuite de ce qui s’est amorcé sous le précédent quinquennat, à savoir la maturation du diagnostic sur l’ensemble de ces questions. Après tout, c’est par là qu’il faut commencer. Rien ne sera résolu sans une conscience claire de la nature des problèmes qui sont devant nous chez un nombre suffisamment grand d’acteurs. Nous en sommes loin, même si le malaise est profond.
Il est tout de même paradoxal que les Français élisent un homme qui est culturellement multiculturaliste et européiste, autrement dit qui ne croit plus vraiment à la nation française. Cette victoire ne repose-t-elle pas sur un malentendu ?
Je ne le crois pas. Le choix des électeurs me semble s’être fait sur une base bien plus prosaïque. Ils ont opté pour le moindre mal. Macron représentait le risque le plus faible de maltraitance de la société et c’est très exactement ce qu’exprime cette victoire qui n’est pas un triomphe. En revanche, l’opposition mélenchoniste, entre le désarmement de la police et le matraquage fiscal, représentait un vrai danger aux yeux de beaucoup de gens. La perspective de se faire dépouiller par la racaille en allant au travail le matin, et de se faire dépouiller par les impôts en rentrant le soir n’avait rien d’enchanteur ! Quant à Marine Le Pen, elle est le relais d’une protestation très large, mais sans illusion sur la possibilité de sa traduction politique. Quelle majorité ? Quel gouvernement ? Le saut dans l’inconnu ne fait pas recette électoralement. Le RN est hors course.
Hors course avec 89 députés ?
Le nombre ne fait rien à l’affaire. Il faut regarder les conditions de ce petit succès électoral pour le comprendre. Pour une bonne part, il résulte là aussi d’un calcul élémentaire. Ce qui n’avait pas été bien anticipé, c’est le degré de dédramatisation de l’image du RN dans l’opinion, de telle sorte que quand des électeurs de la droite classique ou de la gauche modérée se sont vus obligés de choisir entre la Nupes et le RN, le moins nuisible à leurs yeux était le RN. D’autant plus qu’ils le savaient dans la totale incapacité de gouverner ! C’est son côté inoffensif qui l’a favorisé, en la circonstance. En réalité, le RN ne dérange plus que les belles âmes « qui ont des valeurs », auxquelles il donne des vapeurs.
Vous avez écrit il y a quelques années que les médias constituaient un antipouvoir, une force de neutralisation du pouvoir politique. Le pensez-vous toujours ?
Plus que jamais ! Je suis frappé quotidiennement de voir à quel point le discours et l’action politiques sont façonnés par les interdits véhiculés par les médias dominants. C’est le pouvoir spirituel d’aujourd’hui. Un drôle de pouvoir. Il ne dit pas ce qu’il faut faire. Il empêche de faire. Il fonctionne à l’intimidation morale. Il prospère dans le vide créé par l’effacement des institutions et des organisations qui encadraient la société et portaient un projet collectif. L’atomisation sociale confère aux médias une sorte de monopole des moyens de toucher le public. Comme c’est la préoccupation première des politiques, ils sont à genoux devant eux, dont le fonds de commerce est l’individualisme sentimental ambiant – le fonds de commerce publicitaire aussi, comme par hasard. Toujours est-il que le pouvoir consistant par nature à exercer des contraintes pénibles sur les individus, il ne peut qu’être dans le viseur des bons sentiments. Les médias fonctionnent, sans doctrine, comme l’instrument d’une utopie qui ne dit pas son nom, celle d’une société sans pouvoir (hors le pouvoir de mettre les politiques en prison). L’immigré est tout naturellement l’objet chéri de cet antipouvoir, lui devant lequel on élève d’insupportables frontières et obligations de montrer ses papiers.
On a parfois l’impression que vous, vieux laïcard, qui n’avez jamais eu de sympathie particulière pour les curés, regrettez presque le pouvoir de l’Église…
L’Église avait un effet plus toxique dans les profondeurs de la société, parce qu’elle formait les consciences et que cela lui procurait une solide emprise sur les esprits à long terme. Mais à court terme, le pouvoir médiatique possède une capacité de nuisance bien plus grande que l’Église, à laquelle la conduite des affaires temporelles échappait largement et qui s’en accommodait très bien.
Macron, dites-vous, est le moindre mal. Pourtant, d’Alstom à Uber en passant par Benalla et McKinsey, on a l’impression de vivre dans la République des copains et des lobbies…
De ce point de vue, je vois mal la différence, hélas, avec ce qui précède. La spécificité du macronisme est d’être surtout la République des idées que nos élites les plus élitaires ont dans la tête. L’affaire Alstom, c’est d’abord le dédain des jeunes gens modernes pour la vieille industrie, pleine de surcroît d’ouvriers de la CGT ou apparentés, qui sont autant d’obstacles à la start-up nation. McKinsey, c’est moderne. Il y a de la vie, c’est américain, dans le coup. Uber, c’est la modernité technologique jointe au bottage de cul des taxis qui nous ont bien emmerdés avec leur corporatisme borné. Il n’y a pas besoin de chercher de turpitudes derrière ces choix. Ils traduisent la naïveté d’une élite qui s’entretient dans des convictions préfabriquées et hâtives sur la plupart des sujets.
Tout de même, ses amis de McKinsey ont contribué à financer sa campagne électorale !
Comme de quelques autres, sans doute. C’est le jeu ! Inutile là aussi d’aller chercher plus loin que la complicité naturelle de paroissiens de la même église. Ce qui me frappe chez Macron, c’est plutôt, justement, la naïveté du croyant. Il n’est pas un vrai politique. Les vrais politiques sont des gens très sceptiques, voire cyniques, sans illusions sur les idées et sur les gens, dont ils peuvent changer comme de chemise – pensez à Mitterrand ou Chirac. Macron est pétri d’idées reçues et d’illusions sur la marche du monde et les modèles à suivre, sur ce qui est bien, moderne, d’avant-garde et sur ce qui est ringard.
Peut-être, mais dès qu’il parle du RN, il récite des fiches des années 1980, ce n’est pas très moderne…
Vous touchez au cœur du problème : nous sommes dirigés par des bons élèves, un très bon élève, en l’occurrence, et le problème avec les bons élèves, c’est qu’ils tendent à répéter ce qu’ils ont appris toute leur vie. Macron répète ce qui se racontait à Sciences-Po à l’époque de sa formation et qu’il fallait savoir débiter pour être reçu à l’ENA. Ce sont des discours convenus et des thèses parfaitement banales mais certifiées conformes, sans être jamais approfondies et mises à l’épreuve. Celles que vendent très cher les McKinsey et consorts. Réclamons la publication de ces fameux rapports cousus d’or et chacun pourra constater leur indigence de réflexion et la trivialité de leurs propositions.
Finalement, ces écoles nous sortent des gens qui ont l’air de ne rien comprendre à la société. C’est embêtant.
Ils sont au fait de ce qu’il faut penser d’après les autorités dites « scientifiques » qui règnent dans ces écoles, mais pas ce qui se passe autour des écoles. Le divorce entre les deux mondes est patent. Il est grand temps d’ouvrir une réflexion sans concession sur la notion de « diplôme », qui s’est mythifiée en devenant intransitive. Diplôme de quoi ? Délivré par qui ? Et sur la base de quels éléments ? Pas mal de ces diplômes ne sont en fait que des diplômes de conformisme, où la familiarité avec les éléments de langage qui sonnent bien dans le paysage gestionnaire actuel tient lieu de science. Que sait de solide un étudiant du Sciences-Po d’aujourd’hui au sortir de ses années d’études ? Pas grand-chose, si ce n’est rien du tout.
Mais le plus embêtant, comme vous dites, est que les diplômes qui correspondent à de vraies compétences ne forment pas nécessairement à l’intelligence de la société telle qu’elle est et à la capacité de la conduire. C’est une énorme question. Il y a derrière toute la question de ce qui s’est passé avec l’arrivée de ce qu’il est convenu d’appeler « la société de la connaissance ». Elle a visiblement produit de l’ignorance politique. Elle a bouleversé les systèmes éducatifs de haut en bas, avec pour résultat, au sommet, d’enfermer nos surdiplômés dans une bulle d’irréalité. Par routine, on continue, spécialement en France, de leur confier les clés du camion. Le camion avance, mais pas dans la bonne direction, du point de vue des passagers. C’est le moment de se demander quelle est la bonne formation pour les gens appelés à gouverner.
Ce qui revient à se demander ce qu’est une élite.
En principe, dans le monde démocratique, les élites sont au service du peuple, étant bien entendu qu’elles lui sont indispensables. Il faut des techniciens compétents, des représentants qui soient de vrais représentants, des responsables capables de commander en créant du consentement, des profils qui ne vont pas de soi. Une femme de ménage ne représente pas nécessairement les femmes de ménage ; elle n’est que ce qu’elle est. Les préoccupations des femmes de ménage peuvent être mieux exprimées par Florence Aubenas que par une députée femme de ménage qui saura témoigner, mais pas transmettre. C’est justement la fonction que les élites en place ont renoncé de fait à exercer : mettre en forme les préoccupations de la population et les réponses à y apporter, ce qui impose comme premier devoir de la comprendre et de la connaître. Pour connaître la société, il ne suffit pas de faire quelques marchés, serrer quelques mains et accueillir les doléances dans sa permanence électorale du samedi matin… Cela peut suffire à la rigueur pour une étude de marché, mais pas pour conduire un pays en donnant le sentiment à ses citoyens de se retrouver dans l’action de ses élus. ■ La suite demain.
comme d’habitude M. GAUCHET est lucide et génial!
je me rappelle un mercredi ou il est venu parler à mes élèves à la mairie du 5e!
Au fait, Bernard, as-tu conservé son contact ? Je lui demanderais volontiers de venir parler aux nouveaux élèves, toujours à la mairie du 5 !