Par Radu Portocala.
Il y a, bien-sûr, un fond de mélancolie et de tristesse, même, dans les textes si bien écrits de Radu Portocala. Et, bien-sûr, on en comprend les raisons. Celui-ci – rédigé il y a deux ans et jamais publié – est fait d’une comparaison saisissante et, si l’on peut dire, efficace. Facile à comprendre en tout cas pour ceux qui ont vécu le temps de référence de cette comparaison. Et qui demandera un salutaire effort de projection dans le passé aux plus jeunes. Pour justement saisir la gravité des situations du présent.
Le désastre se joue à nouveau
Ils ont commencé par expurger les bibliothèques, les librairies, les programmes d’enseignement des universités et des écoles. Régulièrement, le « Journal officiel » publiait les listes de livres et d’auteurs interdits. Et il y avait aussi, bien entendu, les écrivains qui n’étaient que « mal vus ». Ils n’apparaissaient dans aucune « liste », mais on ne trouvait pas leurs livres et il était dangereux de les avoir chez soi. Les gens disaient : « Ils n’oseront pas mettre celui-là à l’index. » Mais ils osaient. Les gens disaient : « Il faut faire quelque chose. » Mais ils ne faisaient rien. Parce qu’il y avait six cent mille soldats soviétiques dans le pays.
Ils ont changé ensuite les noms de beaucoup de rues. Un bon matin, on se réveillait avec une adresse étrange dans sa carte d’identité. Les gens croyaient être héroïques en disant : « Je donnerai toujours l’ancien nom de ma rue. » Mais, en fin de compte, ils ne s’y risquaient pas. Parce qu’il y avait six cent mille soldats soviétiques dans le pays.
Ils ont continué en abattant les statues. Le bronze de certaines d’entre elles a servi pour couler des Lénine et des Staline gigantesques. Les gens se révoltaient, mais seulement quand ils étaient seuls, puisqu’ils ne savaient pas dans quelles oreilles risquait de tomber leur révolte. Ils disaient : « On enlève notre histoire. » Et ils baissaient les yeux, tous les jours, passant devant ces aide-mémoire du malheur. Mais ne disaient rien. Parce qu’il y avait six cent mille soldats soviétiques dans le pays.
Ils ont profité pour débarrasser les musées de tout ce qui n’était pas conforme à la pensée officielle, la seule autorisée. L’ancien était facilement suspect. Le moderne encore plus s’il ne représentait pas des stakhanovistes à l’œuvre. La musique, si difficile à faire entrer dans les moules de l’idéologie, les énervait. Alors, ils préféraient ne pas se tromper. Ils interdisaient donc à tour de bras. Tristesse et mélancolie étaient proscrites dans toute création. Amateurs d’art et mélomanes auraient voulu protester. Mais ne pouvaient pas. Parce qu’il y avait six cent mille soldats soviétiques dans le pays.
Ils ont fini par réécrire le passé. Tout en inversions. À leur manière, selon leur dogme. Entre vérités interdites et affabulations obligatoires, plus personne ne s’y retrouvait. D’autant plus que cela changeait sans cesse, selon le cheminement tortueux de la ligne des « forces dirigeantes ». Les gens disaient que cela était inacceptable. Pourtant, ils devaient l’accepter. Parce qu’il y avait six cent mille soldats soviétiques dans le pays.
Maintenant, ils veulent recommencer ici. Ce ne sont pas les mêmes, mais ils ne sont en rien différents. Tant de choses ne leur plaisent et il leur faut les effacer. Ils sont aussi intransigeants, aussi déterminés que les autres. Et ils savent que ça marche. Parce qu’il y a des millions de soldats étrangers dans le pays. ■