Par Rémi Hugues.
Il faut mettre les pendules à l’heure et sonner le glas pour la mort de la théorie de la fin de l’Histoire. Les trois grandes puissances asiatiques, la Chine, l’Inde et le Japon, vivent aujourd’hui sous des régimes fortement nationalistes. Le premier communiste pour l’instant, les deux autres, revenus à leur source profonde, intensément religieux. Ce que Rémi Hugues évoque ici à partir d’une vive et significative confrontation sino-indienne, le 15 de ce mois, dans la chaîne himalayenne, en haute altitude.
Le lundi 15 juin 2020 un affrontement direct entre les forces armées indiennes et lʼarmée chinoise sʼest produit au Cachemire oriental, dans la région du Ladakh, située en haute altitude. Lʼaccrochage aurait fait une vingtaine de morts côté indien.
Les deux parties affirment vouloir « résoudre pacifiquement » cette crise, par la voie diplomatique donc. « Durant le processus de désescalade en cours dans la vallée de Galwan, une confrontation violente s’est produite la nuit dernière et a fait des victimes des deux côtés », a déclaré un porte-parole de l’armée indienne.
Pour sa part, le porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, Zhao Lijia, a déclaré à la presse que « des troupes indiennes ont gravement violé le 15 juin le consensus bilatéral et franchi la frontière à deux reprises, avant de se livrer à des activités illégales et de provoquer et d’attaquer des soldats chinois, avec pour résultat une grave confrontation physique. »
Ces deux puissances rivales ont en réalité dʼautres ennemis prioritaires, héréditaires, le Japon et – de plus en plus – les États-Unis pour la Chine, le Pakistan pour lʼInde. Dʼoù les épineux problèmes des îles Senkaku, que se disputent Japon et Chine, et du Cachemire, territoire revendiqué à la fois par le Pakistan et lʼInde.
Cet échange de tirs bref mais intense réveille des souvenirs oubliés, et rappelle quʼentre les deux géants asiatiques il existe de graves tensions persistantes. La pomme de discorde est un conflit frontalier au niveau du « toit du monde », de la chaîne de montagnes himalayenne.
Olivier Da Lage, dans LʼInde. Désir de puissance, note : « Le différend commence par lʼétendue même de la frontière commune : pour la Chine, les territoires contigus mis bout à bout font un total dʼenviron 2 000 kilomètres ; mais, pour lʼInde, il sʼagit de 3 488 kilomètres – près du double – car New Delhi prend en compte la partie du Cachemire sous contrôle pakistanais. Quoi quʼil en soit, près de 400 000 soldats chinois campent en permanence à la lisière du territoire indien. »[1].
Le tracé de cette frontière disputée est assez similaire de la ligne McMahon, qui fut ministre des Affaires étrangères du gouvernement des Indes. Il suit peu ou prou la ligne de crête de la chaîne himalayenne.
Or la Chine conteste cet héritage colonial, considérant que la LAC (Line of Actual Control) est la frontière sino-indienne authentique. Ce quʼelle sut imposer en 1962, infligeant une cuisante défaite à lʼInde de Jawaharlal Nehru. Après lʼenvoi de militaires indiens le long de la frontière, le Premier ministre Zhou Enlaï a lancé un assaut terrestre sur plusieurs points de lʼHimalaya.
Lʼoffensive, qui a commencé le 20 octobre et sʼest terminée le 20 novembre, fut une réussite totale pour les Chinois. Écrasés, les Indiens se sont vus contraints dʼaccepter la proclamation unilatérale dʼun cessez-le-feu par la Chine.
Depuis, cette déroute est ressentie en Inde comme une humiliation. Ce grand voisin est autant détesté que craint.
Notons, pour finir, que la vision géopolitique indienne repose sur les panchsheel (cinq vertus en sanskrit) : respect mutuel envers lʼintégrité du territoire et de la souveraineté de chacun ; la non-agression ; la non-ingérence ; lʼégalité et les bénéfices mutuels ; et la coexistence pacifique.
À bien des égards lʼon peut aller jusquʼà la rapprocher de lʼesprit la doctrine de lʼécole française de géopolitique du « grand Bainville » et de son maître-ouvrage écrit par Charles Maurras, Kiel et Tanger, qui parut en 1910. ■
À lire de Rémi Hugues Mai 68 contre lui-même (Cliquer sur l’image)
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