Par Jean-Paul Brighelli
Nous avons mis en ligne, vendredi, une vidéo dans laquelle Alain de Benoist présente lui-même le livre qu’il vient de publier, Contre le libéralisme.
Voici ce qu’en a pensé Jean-Paul Brighelli. Nous avons dit souvent aimer son style, son humour, son expression directe et sans ambages, son érudition, son bon sens, son non-conformisme et jusqu’à la verdeur de son langage. Cette excellente recension – parue sur son blog le 25 février – ne manque pas à la règle. Voici ! LFAR
Tous les hommes ne sont pas interchangeables
Seule l’extrême densité de l’actualité m’a fait retarder le compte-rendu déjà écrit du dernier livre d’Alain de Benoist, Contre le libéralisme.
Une actualité si épaisse qu’elle a permis le déferlement de la sottise la plus élémentaire, non pas celle supposée des « gilets jaunes », qui n’en sont pas encore à formaliser l’ensemble de leurs revendications, et auxquels il est un peu vain de reprocher en bloc les bêtises de quelques-uns, mais celle des commentateurs : faut-il qu’ils aient peur pour qu’on lise sous la plume de gens ordinairement mieux avertis (Jean-François Kahn ou Jacques Julliard, par exemple) des pauvretés idéologiques d’un tel calibre… Cela me rappelle les éructations de la bonne madame Sand au moment de la Commune (lire absolument Les Ecrivains contre la Commune, de Paul Lidsky) : la « socialiste » de Nohan a soudainement craint que le peuple dont elle chantait les louanges tant qu’il fermait sa gueule ne vienne dévaster sa gentilhommière… Que voulez-vous, le peuple braille, gueule, éructe, et parfois même coupe des têtes. Et parfois, il n’a pas tort de le faire : nous exaltons la Révolution chaque mois de Juillet selon un rite magique – pour qu’elle ne se reproduise pas.
Nous ne sommes pas des Alain Minc
Contre le libéralisme donc… Entendons-nous : Alain de Benoist n’a rien contre l’idée que son boulanger ou son menuisier soient des entrepreneurs libéraux — tant qu’ils ont du talent. Un homme qui cite si souvent Ayn Rand (si vous n’avez pas vu le Rebelle, de King Vidor, empressez-vous !) n’a rien contre l’expression du génie, de l’individu porté à son plus haut point d’incandescence. Mais il s’agit ici de l’individuation libérale, l’assurance fournie par le libéralisme actuel que la médiocrité de chacun pourra s’exprimer sans contrainte, pourvu que chacun soit libre de consommer, c’est-à-dire au fond d’être asservi à l’objet, à l’avoir, faute d’être, qui est au cœur de son ouvrage. L’autre versant, c’est l’économisme, c’est-à-dire la tendance à remplacer le politique par un prêt-à-porter financier : « It’s the economy, stupid ! » beuglait James Carville, l’organisateur de la campagne de Clinton en 1992 — en écho au « There is no alternative » de Thatcher — « affirmation impolitique par excellence ». Ou à l’idée que, comme le proclame Alain Minc, « le capitalisme ne peut s’effondrer, c’est l’état naturel de la société ». L’illibéralisme contemporain, la pensée alter-mondialiste, le souverainisme sous toutes ses formes, nourrissent leurs critiques et leurs révoltes de ces affirmations péremptoires qui font les beaux jours des banques, mais pas les nôtres.
Loana, c’est Jeremy Bentham
Qu’est-ce que l’individu libéral ? « La culture du narcissisme, la dérégulation économique, la religion des droits de l’homme, l’effondrement du collectif, la théorie du genre, l’apologie des hybrides de toute nature, l’émergence de « l’art contemporain », la télé-réalité, l’utilitarisme, la logique du marché, le primat du juste sur le bien (et du droit sur le devoir), le « libre choix » subjectif érigé en règle générale, le goût de la pacotille, le règne du jetable et de l’éphémère programmé, tout cela fait partie d’un système contemporain où, sous l’influence du libéralisme, l’individu est devenu le centre de tout et a été érigé en critère d’évaluation universel. »
C’est ce qu’il y a de bien avec les philosophes (et beaucoup moins avec les penseurs d’opérette qui se répandent en éditos chiasseux), c’est qu’ils savent poser un problème, pour en détortiller les nœuds dans les pages suivantes. Alain de Benoist montre avec une grande rigueur le lien qui unit Jeremy Bentham et John Stuart Mill à Loana ou à Macron (dont Marcel Gauchet dit qu’il est « le premier vrai libéral, au sens philosophique du terme, à surgir sur la scène politique française »).
« L’immigration se résume à une augmentation du volume de la main d’œuvre et de la masse des consommateurs »
Comment ? protestent déjà les demi-habiles (rappelons au passage que le demi-habile pascalien est, comme le « presque intelligent », un gros connard qui se croit habile). Vous êtes contre la liberté ? Oui — chaque fois que, comme l’explique Pierre Manent, le règne sans partage des droits individuels fait automatiquement périr l’idée de bien commun. L’idée quantitative de l’individu, qui finalement renonce à être pourvu qu’on le laisse avoir, explique par exemple l’accueil que le libéralisme fait à l’immigration incontrôlée : « Le libéralisme, explique Alain de Benoist, aborde cette question dans une optique purement économique : l’immigration se résume à une augmentation du volume de la main d’œuvre et de la masse potentielle des consommateurs grâce à des individus venus d’ailleurs, ce en quoi elle est positive. Elle se justifie en outre par l’impératif de libre circulation des hommes, des capitaux et des marchandises, et permet aussi d’exercer une pression à la baisse sur les salaires des autochtones ». Et d’ajouter : « On raisonne ainsi comme si les hommes étaient interchangeables ». L’idéologie des Droits de l’homme, appliquée de façon aveugle, finit par nier ces droits mêmes. Carton plein pour le vendeur d’i-phones et autres babioles onéreuses et jetables – mais pour nous ?
Un exemple qui a surgi au fil de ma lecture — et c’est toujours bon signe quand un livre agite en vous des idées. On propose plusieurs dates pour la fin de l’empire romain : 410, avec le sac de Rome par les Wisigoths d’Alaric, ou 455 avec les Vandales de Genséric, ou 476, avec l’abdication du dernier empereur, Romulus Augustule. Mais pour moi, le début de la fin, c’est, en 212, l’édit de Caracalla, faisant de chaque habitant de l’Empire un citoyen romain. Ce n’était plus la peine désormais de chercher (souvent en servant dans l’armée) à devenir romain. Et on eut très vite recours à des Barbares pour remplacer les citoyens qui pouvaient dès lors se contenter de péter dans leurs toges. On leur avait donné un droit, et supprimé les devoirs. Le reste n’est qu’histoire des cataclysmes et de la décadence, comme le peignait Thomas Couture.
Que la liberté de consommer soit un asservissement est une évidence qui n’échappe qu’aux libéraux, pour qui « la liberté est en fait avant tout liberté de posséder. » Caracalla, le premier, en banalisant le « citoyen », a proclamé l’avènement de l’individu — rendant, du coup, le plaisir vulgaire et la citoyenneté obsolète.
Y a-t-il de l’espoir ? Eh bien oui : le système est en train d’atteindre ses limites. « À l’endettement du secteur privé s’ajoute aujourd’hui une dette souveraine, étatique, qui a augmenté de manière exponentielle depuis vingt ans, et dont on sait parfaitement qu’un dépit des politiques d’austérité, elle ne sera jamais payée. » Plus vite on la dénoncera, plus vite nous récupèrerons le droit d’être des individus ré-organisés en société, unus inter pares, comme on disait à l’époque où « aristocratie » n’était pas un vain mot. Et nous balaierons les oligarques qui se prennent pour des élites auto-proclamées.
Quant à savoir où se situe Alain de Benoist dans l’échiquier politique… Un homme qui cite souvent Jean-Claude Michéa ne peut être tout à fait mauvais. Mais j’imagine que Jacques Julliard et Jean-François Kahn doivent penser qu’il est le diable — contrairement aux esprits éclairés qui lisent ou écrivent dans son excellente revue, Eléments, en vente dans tous les kiosques. ■
J’ai lu à propos de Bainville qu’il a écrit : « tout a toujours très mal marché ». Ca modère son pessimisme et le nôtre. La conclusion de Brighelli fait du bien et soignera les grognons : « Y a-t-il de l’espoir ? Eh bien oui ». A lire. C’est bien.