Ce remarquable entretien réalisé par a été publié dans le Figaro, de ce matin 12 décembre. Nous avons choisi de le publier immédiatement à raison de son évidente importance. Le lecteur jugera. JSF aussi. Tout compte fait, Henri Guaino aura servi, faute de mieux, des hommes faibles et changeants, qui plus est dans le cadre d’un régime qui a pu faire illusion lorsque De Gaulle eut fondé la Ve République mais qui a tout de même conduit à l’effondrement constaté ici. Il faudrait bien en tirer quelques leçons… Cela dit, Henri Guaino a bien « ce que l’on appelait jadis le sens de l’État », le sens de la raison d’État, qui est, comme il le dit, une raison nationale. S’il est encore des patriotes, et nous savons qu’il en est, il faut qu’ils se situent sur ces hauteurs et agissent en conséquence sans trop se complaire dans la politique politicienne, qui nous a conduits où nous en sommes, pas plus que dans l’activisme infantile.
GRAND ENTRETIEN – Là où beaucoup d’acteurs politiques et d’observateurs appellent à une réduction du rôle de l’État, l’ancien conseiller spécial de Nicolas Sarkozy à l’Élysée plaide au contraire pour sa refondation.
Plus qu’une crise conjoncturelle, la crise de l’énergie s’inscrit dans un long processus d’effondrement de l’État, argumente l’ancien conseiller spécial de Nicolas Sarkozy à l’Élysée, les probables coupures d’électricité cet hiver s’ajoutant, selon lui, à la décrépitude de nos services publics et à l’impuissance publique en matière de lutte contre l’insécurité et l’immigration illégale. Ces dysfonctionnements sont le fruit d’une idéologie managériale et comptable qui a paradoxalement abouti à la construction d’un monstre bureaucratique et le résultat d’une politique européenne favorisant l’ouverture de toutes les frontières aussi bien géographiques qu’économiques ou juridiques, analyse-t-il.
La chose peut-être la plus importante est de se souvenir qu’il n’y a pas d’État sans frontières : sans frontières, il n’y a pas d’espace délimité pour l’autorité, pour la solidarité, pour l’application de la loi, pour le monopole de la violence légitime, pour les politiques publiques, ni pour la démocratie
LE FIGARO. – Risques de coupures d’électricité, pénuries de carburant en octobre dernier, grèves dans les transports publics, hôpitaux au bord de l’implosion, insécurité permanente, multiplication des atteintes à la laïcité à l’école, zones de non-droit, les dysfonctionnements de l’État s’additionnent. Qu’est-ce qui arrive à l’État ?
Henri GUAINO. – Où l’on voit que si trop d’État détruit la société, pas assez la met aussi en péril. L’énorme machine administrative qui continue à tourner ne sauve même plus les apparences: petit à petit notre État s’effondre, miné depuis des décennies par une idéologie anti-État aux effets dévastateurs. L’État, ce n’est pas «eux», c’est «nous». Et «nous», nous avons laissé faire les démolisseurs quand nous ne les avons pas encouragés. Nous avons fait de l’État le responsable de tous nos maux. Il en fallait bien un. Mais après des décennies de «haro» sur l’État, sur les fonctionnaires, sur les agents d’EDF, de la RATP, sur les cheminots, sur les enseignants, sur leurs statuts, leurs systèmes de retraite, il ne faut pas être surpris aujourd’hui de commencer à en voir les effets et d’en payer le prix. Il ne faut pas s’étonner qu’aujourd’hui, on ne trouve plus assez de candidats pour être enseignants, policiers, médecins hospitaliers, ni de personnels qualifiés pour la filière nucléaire, de conducteurs de train, de chauffeurs de bus, d’infirmières.
Les dysfonctionnements des services publics, les grèves à répétition et le sentiment des contribuables de ne pas en avoir pour leur argent n’ont-ils pas été quand même la principale cause de la dégradation de l’image de l’État dans l’opinion ?
C’est le cas: quand l’État n’assure plus l’ordre, la sécurité, quand la violence s’installe à l’école et que le niveau scolaire s’effondre, quand l’hôpital ne fait plus face, quand la continuité des transports publics n’est plus assurée, quand les voyous ne vont plus en prison faute de places, quand les factures d’électricité explosent et que les prélèvements pèsent de plus en plus lourd, l’État devient vite un bouc émissaire et les agents publics, impopulaires. Mais ces dysfonctionnements, d’où viennent-ils, sinon de la valse ininterrompue des réorganisations irréfléchies, des regroupements, des délocalisations qui n’ont aucun sens – n’est-on pas allé jusqu’à imaginer un jour de délocaliser le Secrétariat géné-
ral du gouvernement à Clermont-Ferrand?- qui l’ont désorganisé sous prétexte de le moderniser. On ne dira jamais assez les dégâts faits par la mode du «management public» qui a cherché à appliquer les méthodes de l’entreprise privée à un monde dont la culture était très différente et où la vocation, la fierté de servir, souvent des motivations importantes. Surtout que les beaux principes du management participatif et de l’organisation agile qui étaient mis en avant n’ont pas pesé lourd devant la politique du rabot à coups de coupes claires dans les effectifs, de gels de crédits et de coupes budgétaires sauvages. Pour économiser on a même songé à supprimer les sous-préfectures. Mais on a rajouté deux étages au millefeuille des collectivités territoriales.
On a voulu faire de l’État une entreprise ?
Oui. Et comme on aurait pu s’y attendre, on n’a pas réussi à en faire une entreprise, mais on a réussi à en faire un monstre bureaucratique géré par le rationnement budgétaire, comme avec les ARS que les Français ont découvertes pendant la pandémie, et dont la mission principale est de fermer des lits, ou la bureaucratie qui gère l’hôpital sur des critères exclusivement comptables. Un monstre bureaucratique avec des agents démotivés, des fonctionnaires qui en vingt ans perdaient un quart du pouvoir d’achat de leur rémunération indiciaire, qui sert aussi à calculer leur retraite, et des enseignants dont la rémunération en début de carrière passait en quarante ans de 2,3 smics à 1,2 smic, avec des conditions de travail qui n’avaient fait qu’empirer, songeons à ce qu’elles sont devenues à l’école, à l’hôpital ou dans la police. Le plus fascinant est peut-être qu’en se rendant moins attirant aux talents et pour faire des économies, l’État qui s’était ainsi privé de beaucoup d’expertise dans son cœur de métier ait recours maintenant à des cabinets de conseil et des partenaires privés qui payent beaucoup plus chers les ingénieurs et les cadres formés à prix d’or dans les grandes écoles de l’État. Et il a fallu encore y ajouter la suppression du corps préfectoral et du corps diplomatique. L’idée de faire de l’État une entreprise était le pendant de l’idée que l’État n’était plus l’instrument d’un dessein collectif, mais un simple prestataire de services. C’était le fruit de l’idéologie de la dépolitisation qui devait aboutir à celle de l’État et même de la démocratie, à la mise en pilotage automatique de l’économie et de la société par la concurrence, les marchés, les régulateurs indépendants ou les juges. L’État allait cesser d’entraver la marche de la société et de l’économie et on allait faire la démocratie par le droit, c’est-à-dire par les juges, et non plus le droit par la démocratie. Les Trente Glorieuses s’étaient bâties sur la recherche d’un équilibre entre l’État et le marché. Dans la mondialisation heureuse et l’Europe de Maastricht et celle des régions, ce qui était recherché, c’était de mettre l’État hors jeu.
Mais les dépenses publiques et les prélèvements n’ont cessé pourtant de s’alourdir et la dette a explosé …
Cela vient au moins en partie du fait que la mise en pilotage automatique de l’économie et de la société exige de tout codifier et de tout réglementer, ce qui a engendré une masse énorme de réglementations et de bureaucratie pour la produire et pour en contrôler l’application. Mais ce sont surtout les dépenses sociales qui ont augmenté au point d’étouffer les finances publiques. Le problème, c’est que l’on a tout fait comme si c’était le désordre dans les finances publiques qui mettait du désordre dans la société et l’économie, alors que c’est l’inverse. L’ouverture en grand, sans précaution, des frontières économiques, juridiques, politiques, la mise en concurrence directe de nos salariés et de nos entreprises avec les pays à bas coûts de production et à monnaies sous-évaluées, notre désarmement face à tous les dumpings, économique, monétaire, social, environnemental, l’immigration incontrôlée, qui n’est pas étrangère à la faillite de notre État social, et une forme de darwinisme social qui ne dit pas son nom ont fait de plus en plus de victimes qu’il a fallu aider. Et plus on a pris des décisions qui aggravaient le désordre économique et social et le nombre des victimes, plus les dépenses sociales ont explosé. Davantage de dépenses et des recettes en moins ont imposé des charges supplémentaires à une classe moyenne qui souffrait déjà beaucoup. On comprend qu’elle ait fait de l’État social son bouc émissaire. Mais les tentatives de remise en ordre des finances publiques par les coupes sauvages dans les budgets ne remettront pas de l’ordre dans la société et l’économie, au contraire, elles y aggraveront le désordre comme c’est le cas depuis des décennies. C’est la remise en ordre de la société et de l’économie qui remettra de l’ordre dans les finances publiques. Et sans la reconstruction de l’État, cette remise en ordre n’est pas possible.Henri Guaino
Dans le monde et l’Europe d’aujourd’hui et dans la situation où il se trouve, l’État peut-il encore agir ?
On est en droit de penser qu’à long terme le monde et l’Europe vont beaucoup changer tellement l’échec de ce que nous avons construit depuis la fin de la guerre froide est patent. Mais en attendant, il nous faut comprendre ce qui ne va pas pour stopper cette espèce d’effondrement qui est train de se produire sous nos yeux et nous éviter l’une de ces grandes catastrophes d’où émergent souvent les nouveaux mondes. La chose peut-être la plus importante est de se souvenir qu’il n’y a pas d’État sans frontières: sans frontières, il n’y a pas d’espace délimité pour l’autorité, pour la solidarité, pour l’application de la loi, pour le monopole de la violence légitime, pour les politiques publiques, ni pour la démocratie ; et sans État, il n’y a pas non plus d’État de droit. Donc, sans frontières, tout cela ne peut subsister. État et frontières sont indissolublement liés. Ce n’est pas un hasard si les adversaires de l’un sont aussi ceux des autres. Il y en a de deux sortes: ceux qui rejettent l’État et les frontières parce qu’ils sont une entrave à la recherche du profit maximum et ceux qui les rejettent par haine de l’autorité ou par allergie à toute espèce de sentiment national. Les motifs sont différents, la logique est la même. Il y a ceux qui sont favorables à plus d’immigration pour des raisons économiques et ceux qui y sont favorables pour y diluer la nation. Donc, la question des frontières est centrale si l’on veut reconstruire l’État et si l’on considère qu’aucune société sans politique n’est viable parce qu’elle ne peut plus ni défendre ses intérêts, ni se protéger, ni exprimer une volonté collective face à tous les déterminismes et à toutes les fatalités, parce que sans politique elle ne peut plus écrire sa propre histoire.
Mais l’Europe ?
Il n’y a pas d’autre issue que son échec ou sa transformation. Le principe de la libre circulation sans limite, qui amène autant de migrants jusqu’à Calais, n’est pas tenable. Celui de la concurrence et du libre-échange sans limite, non plus. C’est en faisant de la concurrence et du marché une véritable religion que la Commission européenne, et pas seulement les écologistes antinucléaires, a accompli le tour de force de faire sombrer l’extraordinaire réussite industrielle, économique et sociale qu’était EDF dans le naufrage que nous connaissons aujourd’hui et dont rien ne sera sauvé si nous n’en finissons pas rapidement avec le marché européen de l’électricité, une concurrence qui fait monter les prix au lieu de les faire baisser et oblige EDF à subventionner ses concurrents moins compétitifs pour qu’ils puissent lui faire concurrence. Ce qui avait fait dire à Marcel Boiteux, qui fut le principal artisan de la réussite d’EDF, que nous marchions sur la tête. Le temps est venu de corriger ce qui dans la construction européenne nous fait marcher sur la tête. À commencer par la subordination systématique des lois nationales aux lois européennes dont le domaine s’étend continûment, de sorte qu’il ne servira bientôt plus à rien d’aller voter. Cette situation est lourde de conséquences pour l’avenir de l’État et de la démocratie. Reste à l’aborder de front au lieu d’attendre la catastrophe démocratique qui nous pend au nez.
Quels seraient selon vous les grands principes d’une reconstruction de l’État, de son efficacité et de son autorité?
J’en vois quatre. Le premier: remonter la pente de l’impuissance publique qui est un reniement, qui n’est pas du tout une fatalité, car entre ce qui échappe naturellement au pouvoir de l’État, et ce que l’État peut faire avec une volonté de puissance sans limite, il y a, comme cela a toujours été le cas, la place pour une puissance publique qui remplit son rôle, qui n’est pas seulement celui des fonctions soi-disant régaliennes, mais qui est d’essayer de régler les problèmes que le marché ou la société n’arrivent pas spontanément à régler, et d’être l’instrument d’une volonté humaine dans l’histoire. Placer le curseur du volontarisme politique est le fondement d’un projet politique.
Le second: prendre acte que l’État, s’il doit être aussi rigoureux dans sa gestion, n’est pas une entreprise, ne se gère pas comme une entreprise, n’agit pas comme une entreprise, n’a pas les objectifs d’une entreprise. Et que la France n’est pas une start-up.
Le troisième: abandonner l’approche comptable qui a rendu l’État et la politique myopes et qui a abîmé si profondément notre système de santé. Elle exclut tout ce qui n’est pas comptabilisable et qui est pourtant si important pour un État. Elle impose comme seul horizon la fin de l’exercice budgétaire. Elle décourage l’investissement, qui est la clé de l’avenir. Elle gaspille l’argent public en repoussant dans le temps des dépenses inéluctables: nous n’avons pas fini de payer cher l’insuffisance d’entretien de nos infrastructures.
Le quatrième: préférer les politiques macroéconomiques à la politique des chèques, à laquelle les crises récentes ont donné une extension déraisonnable.
Mais il y a une condition à tout cela : que ceux qui gouvernent l’État et ceux qui le servent aient ce que l’on appelait jadis le sens de l’État, et qu’il soit admis qu’il y a une raison d’État même si chacun s’en fait sa propre idée et que cette raison d’État est une raison nationale. ■
Bien que très juste, il ne s’agit que du énième constat de la déliquescence française, que chaque français digne de ce nom et s’intéressant à la vie du pays peut faire.
Mais que pense de lui-même Henri Guaino, serviteur en son temps d’un petit nerveux (Sarkozy), grand contributeur du système qui nous a conduit où nous en sommes ? Il a évidemment collaboré pour la part qui lui a été dévolue.
Ses bons conseils pour relever le pays nécessitent tout d’abord de faire exploser l’Europe, cet ignoble machin construit pour détruire les États et les peuples, pour servir la mondialisation; ce qu’exploite sans vergogne le nuisible élyséen.
Le constat est juste, le sens de l’Etat est une lente et patiente construction, qui a nécessité des siècles, et qui a survécu à nos convulsions.. ( Après tout, c’est au nom de ce sens supérieur de l’Etat ( et du pays) que Tayllerand et Fouché ont contribué de manière décisive à la restauration . et nous avons pu refaire nos forces.) L’histoire a toujours oscillé entre les constructeurs, , ceux qui font face et les dé-constructeurs, qui livrent leur pays à leurs folles frustrations comme horizon. . Comment enrayer cette desccente progammée vers un no man’s land .où nous devons vivre. . En tous cas dire leur fait à nos responsables est un premier pas. Merci Henri Guiano.